CHRONIQUE. Chine, Inde, Pakistan, Afrique du Sud, Algérie… Pourquoi de nombreux pays ont-ils refusé de condamner l’agression russe en Ukraine ?
out au spectacle d’une guerre interétatique sur notre continent, nous nous félicitons du courage des Ukrainiens, de la bonne coordination entre les États-Unis, l’Otan et l’Union européenne et de l’unité et de la fermeté de nos alliés et partenaires européens face à l’agression russe comme si ce conflit était limité à l’Occident par sa géographie et par ses enjeux.
Que l’Assemblée générale des Nations unies condamne l’invasion de l’Ukraine par son voisin à une écrasante majorité de 141 voix contre 5 paraîtrait confirmer que le monde se range derrière les pays occidentaux. On oublie un peu vite que, parmi les 35 abstentions, figurent quand même la Chine, l’Inde, l’Algérie, le Pakistan, le Sénégal et l’Afrique du Sud, tandis que l’Éthiopie et le Maroc, prudemment, n’ont pas pris part au vote. Que la Chine et l’Inde, quelques jours plus tard, demandent, au Conseil de sécurité, qu’on conduise une enquête sur les accusations démentielles de la Russie selon lesquelles l’Ukraine et les États-Unis conduiraient des recherches militaires bactériologiques prouve que leur abstention n’était pas l’expression d’un embarras, mais une volonté délibérée de tenir la balance égale entre l’envahisseur et sa victime. Que deux pays qui représentent deux milliards et demi d’êtres humains refusent de condamner une agression à ce point patente est d’autant moins anodin que l’un et l’autre ont tout intérêt, à cause du Cachemire pour l’Inde et du Tibet pour la Chine, à défendre avec intransigeance l’intégrité territoriale des États.
Déjà, en 2014, quand j’étais ambassadeur aux Nations unies, j’avais été surpris que l’Assemblée générale n’y condamne l’annexion de la Crimée que par le vote d’une centaine d’États membres sur 191. J’avais alors conclu que nombre d’entre eux répugnaient à donner leur voix à une campagne menée par les États occidentaux défenseurs de l’Ukraine. En effet, s’il y a un lieu où est sensible le ressentiment face au passé colonial et à la domination du système international par l’Occident, ce sont les Nations unies. Aujourd’hui, l’agression russe est trop brutale pour permettre le même niveau d’abstention, mais elle n’a pas dissuadé certains pays assez puissants pour se le permettre de marquer leur différence. Chine, Inde, mais aussi Pakistan, Algérie, Éthiopie, Afrique du Sud, voilà autant d’États qui viennent de privilégier leur hostilité à ce qu’ils voient comme une domination occidentale aux dépens des principes des Nations unies. Ne sous-estimons pas cette révolte parce qu’elle unit des pays qui ne sont nullement négligeables, mais aussi parce qu’elle reflète leur aspiration à un nouvel ordre international bâti sur les ruines d’une puissante coalition de pays riches, conduite par les États-Unis, dont ils croient pressentir aujourd’hui le crépuscule.
La démocratie recule
D’Obama à Biden en passant par Trump, le message américain est, en effet, que l’Empire est fatigué et que ses légions reviennent au bercail. Affaiblie par le Brexit, l’Europe semble vieillie, sentencieuse et incapable de promouvoir une croissance rapide et d’assurer sa propre sécurité. Or, la Chine offre une alternative non seulement en termes de puissance, mais aussi de modèle de société, une société fondée sur l’autorité, l’efficacité et la prospérité. Car ce sont aussi les valeurs occidentales qui sont battues en brèche. Il faut dire qu’au rééquilibrage économique en cours entre l’Occident et le reste du monde s’ajoute la crise interne des démocraties libérales qui s’étale désormais à ciel ouvert. De Moscou à Pékin, on n’a pas manqué de faire écho aux accusations de Trump sur la régularité des élections américaines ; on y glose avec délectation sur les débats sociétaux pour y voir la décadence de l’Occident. L’Inde, « la plus grande démocratie » du monde, est désormais travaillée par le poison identitaire hindouiste contre les musulmans et les chrétiens avec la bénédiction du parti au pouvoir. En Afrique, y compris à Dakar, les journaux aujourd’hui donnent la première place aux explications de Moscou. Voyons comment les Russes sont accueillis au Mali et en République centrafricaine.
Ne nous y trompons donc pas. Ce que fait Poutine, à sa manière primitive et brutale, ce n’est que le volet d’un assaut global contre l’Occident et ce qu’il représente. Nous avons trop étalé notre bonne conscience, nous avons trop violé nos propres valeurs, nous avons trop usé de la force, nous avons trop pratiqué le double standard pour susciter aujourd’hui la sympathie dans une grande partie du monde. Tirant profit de nos fautes, s’avancent des prophètes de malheur qui annoncent la fin de l’Empire occidental et prétendent lui substituer, au nom de l’identité, de la religion, de la communauté ou de l’État, un modèle autoritaire de société. La collectivité prendrait sa revanche sur l’individu. La technologie prête ses moyens nouveaux à l’État pour encadrer ses citoyens.
Tous les indices indiquent que, globalement, la démocratie recule dans le monde. C’est une question de civilisation qui nous est posée : saurons-nous adapter nos politiques, notre discours et nos pratiques pour rendre à nos valeurs un écho que nous voulons universel ? Sinon, nous ne serons bientôt qu’un îlot de liberté dans un vaste monde de fer. Un îlot peut être aisément submergé…
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