CHRONIQUE. Bien qu’un tel dénouement soit encore éloigné, les pays européens devront travailler en ce sens le moment venu, pour ne pas voir le conflit s’éterniser.
Déjà, dans Le Temps retrouvé, Marcel Proust raillait les civils de l’arrière qui, au cours du premier conflit mondial, exhibaient un virulent bellicisme qui leur faisait perdre tout contact avec la réalité sanglante du front pour promouvoir une stratégie imaginaire sur un champ de bataille tout aussi imaginaire.
La guerre en Ukraine nous prouve que les observations sarcastiques de Proust sont de tous les temps. Les salons mondains ne sont plus ; leur ont succédé les plateaux de télévision où des experts nous assènent leurs certitudes. Impartiaux, ces experts ne le sont évidemment pas.
Le pro-russe honteux n’ose quand même pas défendre l’agresseur, mais lui trouve des circonstances atténuantes, en général du côté de l’Otan, et se réserve pour le moment où, espère-t-il en silence, son champion prendra le dessus. Pour l’heure, il s’en tient à critiquer les sanctions. De son côté, le belliciste, qu’il soit emporté par sa passion pour la justice de la cause ukrainienne ou qu’il soit un néoconservateur, trop heureux de se refaire une virginité après avoir soutenu l’invasion de l’Irak, appelle à la « punition » de Poutine, ce qui exige que la Russie soit battue à plates coutures. Hier encore, il nous annonçait la victoire éclatante de l’Ukraine ; aujourd’hui, il y met un bémol, au spectacle de l’avancée des Russes dans le Donbass, mais n’y renonce pas. Il répète de manière incantatoire que l’Ukraine doit l’emporter sans expliquer comment il pourrait inverser de manière décisive le rapport des forces sur le champ de bataille. D’ailleurs, l’Ukraine y parviendrait-elle que ce serait après un conflit interminable à un coût humain et matériel qu’il serait difficile de qualifier de victoire.
Quant au modéré, ses appels à la négociation et au compromis n’enthousiasment guère face aux certitudes des uns et des autres. On l’accuse volontiers d’être un nouveau Chamberlain pour le faire taire.
Oublions, un instant, les uns et les autres et faisons appel à notre jugement. Après tout, nous sommes en présence d’une guerre entre États, qui, à ce titre, obéit à certaines lois. Commençons par une remarque préliminaire pour souligner que l’immense majorité des informations dont nous disposons sur le conflit proviennent des Ukrainiens et des services occidentaux, ce qui doit nous inciter à un sain esprit critique à leur égard.
Quatre leçons…
Première vérité : les stratèges en canapé oublient volontiers que la guerre est une abomination faite de souffrances, de deuils et de dévastation à laquelle il faut toujours mettre un terme le plus rapidement possible.
Deuxième amère vérité : c’est la force sur le champ de bataille et non la justesse d’une cause qui conduit à la victoire. Or, dans ce conflit, quelle que soit l’admiration qu’on puisse éprouver pour la résistance du peuple ukrainien, si on peut espérer que celle-ci puisse, avec le soutien des Occidentaux, ralentir, voire arrêter l’avancée russe, nul ne peut raisonnablement s’attendre à ce qu’elle conduise à une récupération des territoires conquis par l’envahisseur, sauf à envisager un conflit sans fin.
Troisième vérité : le soutien occidental à l’Ukraine est plus fragile qu’il ne paraît, en particulier si la Russie se décide à utiliser l’arme du gaz aux dépens d’Européens déjà frappés par l’inflation et menacés d’une récession. Par ailleurs, que pourra faire une administration Biden probablement privée de sa majorité au Congrès en novembre ?
Quatrième vérité éternelle : la politique, c’est, le plus souvent, le choix de la moins mauvaise solution et non de la meilleure. En l’occurrence, la moins mauvaise solution, c’est le retour rapide de la paix avec une Ukraine indépendante et viable sur un territoire à déterminer.
La nécessité d’un cessez-le-feu
Qu’en déduire ? En premier lieu, que nous devons poursuivre notre soutien à l’Ukraine afin que la Russie ne remporte pas une victoire décisive qui lui permette de la priver de son indépendance. La paix, si paix il y a, doit donc préserver celle-ci. Notre intérêt reste de ne pas permettre qu’un pays modifie par les armes l’équilibre géopolitique sur notre continent.
Cela étant, si l’Ukraine ne peut reconquérir les provinces perdues et si son opinion publique, comme cela est probable, n’accepte pas d’en reconnaître officiellement la perte, un traité de paix en bonne et due forme entre les deux ennemis paraît exclu. Il ne reste alors qu’un cessez-le-feu qui permette de mettre un terme aux combats.
Ce dénouement n’est pas pour demain tant les deux parties veulent aujourd’hui en découdre ; il n’ira pas de soi, même dans quelques mois, tant il apparaît éloigné des attentes des deux belligérants. Le risque est donc grand d’une poursuite indéfinie d’une guerre éventuellement sous la forme d’un conflit de basse intensité. C’est à ce cessez-le-feu que les pays européens devront travailler, le moment venu ; il leur faudra résister aux condamnations des bellicistes prêts à mourir jusqu’au dernier Ukrainien ; il leur faudra user d’arguments concrets à Kiev comme à Moscou ; il leur faudra peut-être oublier leurs principes pour définir des compromis. S’ils échouent, le conflit purulera indéfiniment aux flancs de l’Europe. L’Ukraine sera condamnée à être un champ de bataille dévasté. L’intérêt et la morale nous interdisent de nous en satisfaire.