CHRONIQUE. Convaincu que la technologie définira l’équilibre géopolitique du XXIe siècle, Washington voudrait que Pékin ne rattrape jamais son retard.
En octobre 2018, le vice-président Pence, dans un discours à Washington, avait affirmé la volonté de l’administration Trump de tout faire pour arrêter l’ascension de la puissance chinoise.
J’avais alors constaté que, dans une capitale où les sujets de consensus n’abondaient pas, cet objectif en était un : tous les experts, qu’ils soient républicains ou démocrates, que j’avais consultés considéraient qu’il aurait fallu adopter ce ton depuis longtemps. La Chine était un ennemi : autant le dire et agir en conséquence. Trump devait d’ailleurs imposer des droits de douane punitifs sur près des deux tiers des importations chinoises. Joe Biden les maintint une fois élu. Trump avait compris que, dans une relation commerciale, c’est le pays qui bénéficie d’un excédent commercial qui est vulnérable au protectionnisme du partenaire. Aujourd’hui, 18 % des importations américaines proviennent de Chine ; c’était 22 % en 2018.
Les États-Unis se mettent donc en ordre de bataille pour faire face à la Chine. Nous, Français, en savons quelque chose puisque cette détermination les a conduits à proposer des sous-marins nucléaires d’attaque à l’Australie en lieu et place de nos submersibles classiques, ce qui revenait à la fois à fournir des moyens militaires supplémentaires à un partenaire lui aussi inquiet des ambitions chinoises et à sceller une alliance de fait dont l’ennemi commun n’a pas besoin d’être nommé.
Leadership technologique
Comme ils le firent face à l’URSS, les États-Unis entendent aussi mener la confrontation qui s’annonce sur le plan technologique où ils savent avoir un avantage. Plus encore que durant la guerre froide, notre monde du tout numérique et bientôt de l’Intelligence artificielle conférera un avantage insurpassable au pays qui saura y acquérir de l’avance et la conserver. Or, encore aujourd’hui, ce sont les États-Unis qui sont en tête dans cette course. En tête et bien décidés à le rester. Déjà, le Pentagone a annoncé qu’il n’accorderait pas de contrats de recherche à des laboratoires américains employant des savants chinois. Les États-Unis ont également établi une liste des technologies sensibles où il serait inacceptable de laisser la Chine bénéficier de la recherche américaine.
C’est dans ce contexte que Jake Sullivan, le conseiller national de Sécurité, a prononcé, le 16 septembre dernier, un discours qui décrit le cadre global dans lequel s’inscrit cette mobilisation de l’État américain pour, dit-il, « conserver le leadership technologique » de son pays. Selon lui, en effet, c’est la technologie qui définira l’équilibre géopolitique du XXIe siècle face à la « contre-révolution autoritaire ». Démocraties contre autocraties. L’objectif est donc clair, le cadre idéologique aussi.
Le discours annonce une longue liste de mesures qui vont d’investissements dans les domaines de demain, informatique, biotech, énergie verte avec un effort particulier sur les semi-conducteurs (52 milliards de dollars !) jusqu’au durcissement des contrôles à l’exportation pour rendre « l’avantage technologique [américain] absolu et définitif ». Par ailleurs, on fera tout pour continuer à attirer les meilleurs talents aux États-Unis et on fermera la porte aux investissements étrangers dans les secteurs sensibles. C’est donc une feuille de route cohérente et complète qu’a élaborée l’administration Biden pour gagner la course technologique face à la Chine.
Guerre économique
Une illustration en est la décision prise par Washington, le 7 octobre, de couper toute relation humaine, financière et technologique entre les États-Unis et la Chine en ce qui concerne les semi-conducteurs avancés. Il s’agit des restrictions à l’exportation les plus drastiques jamais imposées aux dépens d’un pays. Les détenteurs de passeport américain ou même simplement d’une carte verte ont dû immédiatement cesser leurs activités lorsqu’elles s’exerçaient dans ce secteur pour des entreprises chinoises. D’apparence technique, cette mesure est, en réalité, capitale et constitue un coup très dur pour Pékin. En effet, l’industrie chinoise est encore loin de maîtriser ce domaine, contrairement à Taïwan, à la Corée du Sud et au Japon, alors que c’est une clé du développement industriel futur du pays.
Les Américains le savent : le défi de la Chine dans les années qui viennent est de franchir une étape qualitative et de devenir une économie avancée, ce qu’elle n’est pas aujourd’hui. Cette mesure peut donc être analysée comme une tentative délibérée de retarder le développement économique de l’adversaire en le cantonnant dans des activités de faible contenu technologique. C’est là bel et bien engager une guerre économique.
Dans son discours, Jake Sullivan évoque aussi le rôle du G7 qui deviendrait « le comité de gestion du monde libre » et qui serait donc chargé d’assurer et de protéger la domination technologique de celui-ci. Cette expression évoque le COCOM, cette instance de la guerre froide qui régulait les transferts de technologie vers l’URSS et ses alliés. Les États-Unis vont-ils nous demander de faire de même vers la Chine ? En tout état de cause, tôt ou tard, ils nous appelleront à choisir franchement notre camp. Saurons-nous, Européens, parler d’une même voix, d’une voix solidaire de l’allié américain mais indépendante ? Alliés mais pas alignés, disait le général de Gaulle…