20 février 2023 : CHRONIQUE. Le conflit en Ukraine a fourni l’occasion aux pays du reste du monde d’affirmer une souveraineté recouvrée où tous voient la garantie de leur liberté.
Après s’être rendu en Inde, le ministre russe des Affaires étrangères vient d’accomplir une tournée en Afrique. Les médias occidentaux qui s’étonnent qu’il y soit accueilli là aussi courtoisement malgré le conflit en Ukraine prouvent qu’ils ne comprennent pas ce que cette guerre révèle des nouveaux équilibres internationaux.
En recevant avec tous les honneurs dus à son rang le Russe Sergueï Lavrov, Indiens, Africains et autres ne prennent pas parti. Ils n’approuvent pas l’invasion d’un État membre des Nations unies, ils ne rejoignent pas non plus le camp russe, comme essaie de le laisser entendre Moscou. Ils envoient simplement un signal que nous devons entendre et admettre : ils ne veulent pas choisir leur camp dans un conflit qui ne les concerne pas.
Leçons de morale occidentales
À la limite, ils pourraient nous dire que c’est une « guerre de Blancs » dont ils ne veulent pas se mêler. Ce n’est pas faire preuve d’imagination que de sentir que c’est aussi l’occasion pour eux de nous rappeler que c’est chez eux et à leurs dépens qu’ont été menées la plupart des guerres depuis 1945, souvent à notre initiative, et que nous ne pouvons donc pas leur demander leur compassion et encore moins leur coopération. Comme l’a déclaré le ministre indien des Affaires étrangères : « L’Europe doit arrêter de considérer que ses problèmes concernent le monde et que ceux du monde ne la concernent pas. »
Quand j’étais représentant permanent aux Nations unies, à New York, j’avais d’abord été surpris par l’attachement des États membres, que je trouvais parfois maniaque, à leur souveraineté. J’ai compris, au fil du temps, que c’était une réaction défensive face à ce qu’ils voyaient comme l’ingérence d’un Occident d’autant plus intolérable qu’il invoquait haut et fort des valeurs tout en n’oubliant pas ses intérêts quand il le fallait. Les droits de l’homme n’avaient pas la même importance à Cuba et en Arabie saoudite… On pliait donc devant la volonté de l’Occident, mais on n’en pensait pas moins. Il n’était pas difficile d’entendre les mots d’hypocrisie et de double standard qu’on chuchotait derrière notre dos. Peu à peu, le rapport de force qui avait fait des États-Unis l’hyperpuissance sans rivale s’est modifié. La Chine a commencé à relever la tête, la Russie a surmonté son abaissement. Par ailleurs, Barack Obama, avec discrétion et élégance, puis Donald Trump, brutalement, ont fait savoir que leur pays était las de ses engagements internationaux et entendait ramener ses légions à la maison. Joe Biden les a suivis. À Kaboul, en août 2021, s’est officiellement close l’ère de la domination américaine. Le monde est désormais multipolaire.
C’est dans ce contexte qu’a éclaté le conflit en Ukraine, qui a fourni l’occasion aux pays du reste du monde de profiter de cette souveraineté où tous voient la garantie de leur liberté. Que l’Occident et la Russie soient embourbés dans la guerre leur donne en effet, vis-à-vis des deux adversaires, un pouvoir de négociation qu’ils ont l’intention d’utiliser à leur profit jusqu’à plus soif. Comme l’a déclaré Lula, à peine élu à Brasilia : « Ma guerre n’est pas contre la Russie, mais contre la pauvreté. » À New Delhi, Narendra Modi pourrait renchérir en se félicitant que l’Inde soit devenue la première consommatrice d’hydrocarbures russes qu’on lui vend avec une substantielle ristourne. L’Afrique du Sud, de son côté, est prête à chercher à Moscou l’aide dont elle a besoin pour affirmer son autorité sur son continent.
L’Occident doit naviguer dans de nouvelles eaux
Le rideau vient donc de tomber sur l’hégémonie de fait qu’exerçait l’Occident derrière les États-Unis dans le monde. Il ne se relèvera plus. La Russie en joue habilement. Comme elle n’est retenue ni par les scrupules ni par les principes, elle répond aux besoins, quels qu’ils soient, qu’expriment les nombreux régimes autoritaires de la planète qui peuvent désormais narguer ouvertement les leçons de morale occidentales. Cela étant, à part des mercenaires et des armes, elle ne peut pas offrir grand-chose à des interlocuteurs qui, pour se sentir enfin indépendants, n’en expriment pas moins toujours les mêmes besoins pour leur développement économique et social. En effet, contrairement aux discours triomphalistes des uns et des autres, les termes du face-à-face entre l’Occident et le reste du monde n’ont pas radicalement changé. C’est le premier qui dispose toujours d’une suprématie technologique et financière encore incontestée. À chaque crise, on nous apprend que les adversaires des États-Unis vont se passer du dollar ; à chaque fois, la tentative échoue piteusement. La Silicon Valley n’a pas dit son dernier mot. Oui, le basculement du monde a commencé vers Shanghai ou Bangalore, mais il prendra encore des décennies.
Contesté mais toujours indispensable, l’Occident doit apprendre à naviguer dans ces nouvelles eaux. Il doit cesser d’être sentencieux et accepter que l’autre ait aussi des intérêts parfois contraires aux siens sans qu’il soit immédiatement considéré pour autant comme un ennemi. Il lui faudra se contenter d’accords partiels et temporaires sur certains sujets et de désaccords sur d’autres. Nous avons donc besoin plus que jamais de « passeurs » entre nos certitudes battues en brèche et de nouveaux centres de pouvoir jaloux de leur souveraineté recouvrée. La France peut et doit contribuer à construire ce nouveau partenariat plus égalitaire et plus fluide. Ne nous enfermons pas dans une citadelle occidentale.