CHRONIQUE. La politique étrangère obéit à ses propres règles, mais la politique intérieure s’en moque. L’affaire algérienne en est l’illustration : une volte-face diplomatique, une crise prévisible, un gâchis évitable.
Le temps n’est plus celui de la politique étrangère mise en œuvre par d’aristocratiques diplomates dans le secret des chancelleries. Dans les démocraties, les peuples demandent des comptes et les réseaux sociaux amplifient les messages. À tout moment, la politique intérieure montre son nez et prétend donner son avis. C’est une coexistence malaisée tant les deux domaines répondent à des logiques différentes.
Le citoyen voit le monde en noir et blanc ; l’opinion publique est plus sensible au slogan qu’à une analyse nuancée. Le diplomate qui n’oublie jamais qu’il ne peut faire appel ni à un gendarme ni à un juge pour défendre le bon droit sait qu’avoir raison – ou penser avoir raison, comme le crie le citoyen – ne change pas la réalité des rapports de force qui seuls détermineront l’issue d’un contentieux ou d’une crise.
« Toute présidence commence à Alger et finit à Rabat »
Il est donc des moments où politiques intérieure et étrangère ne peuvent pas s’accorder, ce qui signifie dans une démocratie que la première dicte une action qui est contraire à la logique que connaît et suit la seconde. Nos relations avec l’Algérie offrent aujourd’hui un parfait exemple de cette collision. Elles ont toujours été complexes et difficiles. Le régime algérien utilise volontiers la France comme bouc émissaire de ses déboires et fonde sa légitimité sur la guerre d’indépendance dont il lui faut donc rappeler régulièrement la cruauté.
Tous les présidents de la République depuis François Mitterrand ont entrepris d’améliorer les relations bilatérales au début de leur mandat pour se décourager rapidement. Comme j’ai dit un jour à l’ambassadeur d’Algérie : « En France, toute présidence commence à Alger et finit à Rabat. » Cela étant, étant donné l’intensité historique, humaine et culturelle des liens entre les deux pays, ils ont considéré que leur intérêt mutuel était d’en préserver l’essentiel, quels que soient les cahots périodiques dans leurs relations.
Dans ce contexte, un des mantras de notre politique étrangère a toujours été de ne pas prendre parti dans la confrontation existentielle qui oppose Algérie et Maroc. Le Sahara occidental, dont l’occupation par le second en 1975 n’a pas été reconnue par les Nations unies, en est un des principaux points d’application. Dans les faits, nous défendions les intérêts du Maroc au Conseil de sécurité, mais nous maintenions une position de principe conforme au droit international.
Or, à l’été 2024, sans débat ni même gouvernement en activité, la France a reconnu la « marocanité » de ce territoire, démarche suivie d’une visite d’État triomphale du président de la République à Rabat. Tout diplomate pouvait annoncer que ce serait vécu comme une déclaration de guerre politique à Alger, qui a aussitôt rappelé son ambassadeur. Il ne sert à rien de dire que cette réaction était fondée ou non. Elle était prévisible et son coût aurait dû être pris en compte avant cette volte-face diplomatique. L’escalade a suivi du côté algérien avec la prise en otage de Boualem Sansal et des représailles économiques.
Une crise de long terme
C’est là que déboule la politique intérieure française. L’Algérie, ce pays qui suscite encore de l’amertume dans certains secteurs de la droite, se mettait ainsi dans un mauvais cas. Dans le climat politique actuel où islam et immigration excitent les passions, la tentation à Paris était trop forte pour certains de sauter sur l’occasion. Qu’importe que plus on menace, plus la perspective de la libération de Sansal s’éloigne puisqu’elle apparaîtrait comme une capitulation d’Alger.
Qu’importe que l’Algérie, proportionnellement, ne se comporte pas plus mal que le Maroc et la Tunisie en termes de rapatriement de ses nationaux expulsés. Qu’importe qu’on sache qu’à la surenchère française répondra l’algérienne et que les deux ne conduiront qu’à une impasse. On formule des exigences, on agite des sabres de bois. Supprimer les visas, annuler les accords : jamais un pays, quel qu’il soit, ne céderait sous une pression aussi publique ; jamais il ne subirait l’humiliation d’accepter des exigences formulées sur ce ton impérieux.
Il est puéril d’imaginer que l’Algérie aille à Canossa. En réalité, on jette en connaissance de cause les relations avec ce pays par-dessus bord pour de purs calculs de politique intérieure. De son côté, le régime algérien se frotte les mains de cette agitation brouillonne qui lui permet de mobiliser sa propre opinion publique contre une France hostile.
Nous entrons donc dans une crise de long terme qui ne peut déboucher sur rien de positif jusqu’au jour où on rappellera les diplomates. Aujourd’hui, ce n’est pas possible : les passions sont chauffées à blanc par une certaine presse ; les dirigeants politiques en rajoutent. En route, donc, pour l’escalade. J’imagine la consternation du Quai d’Orsay et je plains notre ambassadeur à Alger qui a sans doute préparé sa valise. Quel gâchis !