CHRONIQUE. Méfions-nous des experts de salon qui peuplent les plateaux de télévision et empêchent tout débat équilibré sur cette guerre.
Lorsque je me suis retrouvé sur ce plateau de télévision pour un débat sur la guerre en Ukraine, j’ai tout de suite senti le piège dans lequel j’étais tombé.
Tous les autres participants étaient de « vrais croyants » qui allaient célébrer les victoires récentes de l’Ukraine non seulement sans y ajouter contexte et nuances, mais en refusant qu’on le fasse. Je n’ai pas été déçu. De débat, il n’y eut pas, puisque chacun y alla de son appel à tout faire pour que la défaite de la Russie, désormais acquise à leurs yeux, soit totale. L’Ukraine devait récupérer l’ensemble de ses territoires, y compris la Crimée, et obtenir des réparations de l’agresseur tandis que Poutine ferait face à un nouveau procès de Nuremberg.
Qu’il soit clair que je serais ravi de ce dénouement et que je considère que la victoire de l’Ukraine est dans l’intérêt de notre pays. Mais j’ai la faiblesse d’examiner la faisabilité et le coût d’une politique lorsqu’on me la propose et c’est ce que j’ai essayé de faire. Quel en serait le coût humain ? Est-il réaliste, par exemple, de viser à la récupération d’une Crimée que la Russie a annexée et qu’elle défendra à tout prix, y compris éventuellement en utilisant l’arme nucléaire ? Peut-être ai-je tort, mais j’estime que ces questions sont légitimes. Qu’avais-je dit ? L’un me répondit que la Russie avait enlevé trois cent mille enfants ukrainiens et l’autre que l’occupation, c’est pire que la guerre.
On remarquera que ces réponses n’avaient rien à voir avec ma question. On opposait des sentiments à mon raisonnement. On me regardait de travers. Je n’avais aucune chance de me faire entendre et je me suis tu. Le soir même, mon compte Twitter était submergé d’insultes adressées au pro-russe que j’étais. Pro-russe pour m’être interrogé sur le coût d’une politique ; pro-russe pour m’être refusé à un enthousiasme aveugle après un succès incontestable mais partiel.
La première victime de la guerre est toujours la vérité
Cela étant, que les pro-russes authentiques ne tentent pas de me récupérer. La Russie est bel et bien l’agresseur et son armée se livre à des atrocités parfaitement documentées, quoi qu’en pense Mme Royal.
Je ne suis pas surpris de ce qui m’est arrivé, qui n’est qu’une illustration modeste de la quasi-impossibilité d’un débat équilibré en temps de guerre. « La première victime de la guerre est toujours la vérité », aurait dit Kipling. Une vérité qui, semble-t-il, n’intéresse plus personne une fois que les armes ont commencé à parler. En effet, les belligérants se livrent sans honte à l’exercice de la propagande et aujourd’hui c’est une litote que de noter que les Ukrainiens s’y sont révélés meilleurs que les Russes. Par ailleurs, autour de nous, on choisit le plus souvent son camp sur la base de convictions préexistantes et non de l’analyse réfléchie de l’événement. Par exemple, on est plutôt pro-russe aux deux extrêmes de l’échiquier politique. Ajoutez-y le poids des émotions devant les souffrances des civils et vous aurez un cocktail d’intoxication, d’indignation et d’enthousiasme qui fait taire toute voix un tant soit peu nuancée.
Un expert, estimable par ailleurs, n’a-t-il pas récemment tweeté : « Appeler à négocier, c’est du pétainisme ; appeler à résister, c’est du gaullisme » ? Cette comparaison absurde qui est la négation de l’éthique du débat vise à rendre illégitime la moindre question. Circulez : il n’y a rien à voir. Nous le constatons une fois de plus : la guerre nous amène la déshumanisation de l’adversaire, le manichéisme, la crédulité et le fanatisme ; elle écarte la raison, l’interrogation et le doute. Pourquoi celle-ci échapperait-elle à ce destin ?
Héroïsme de canapé
Pour notre part, nous qui voulons comprendre le conflit avant de le commenter, que notre honneur soit de tout faire pour garder la tête froide. N’oublions jamais qu’on nous ment de part et d’autre, mais n’en déduisons pas un scepticisme absolu qui serait aussi pernicieux que la crédulité. Distinguons avec rigueur l’analyse des faits de l’opinion qu’on peut en déduire. Admettons que les « bons » commettent à l’occasion des erreurs, voire des crimes, et que les « méchants » ont parfois de bonnes raisons de mécontentement. N’oublions pas qu’en fin de compte, que l’un ou l’autre ait raison ou tort n’est hélas pas déterminant, c’est le champ de bataille qui décidera ; un champ de bataille où rien n’est joué, où beaucoup de sang coulera encore, où l’incertitude est la seule certitude. Méfions-nous des stratèges de salon qui nous assènent leurs vérités successives avec toujours la même assurance.
Mais le plus important n’est pas là : disons-nous toujours que cette guerre que nous ne menons pas, c’est la mort des autres et c’est la dévastation chez les autres. Que ce rappel nous impose un minimum de décence et de modestie. Trop d’experts sur nos plateaux de télévision voudraient voir mourir jusqu’au dernier Ukrainien. Que l’Ukraine dispose de toutes les armes pour l’emporter, certes, mais que ce soutien ne nous transforme pas en va-t-en-guerre irréalistes prêts à toutes les surenchères quel qu’en soit le prix pour les Ukrainiens. Ne perdons jamais de vue l’objectif de rétablir la paix, ce qui suppose inévitablement une forme de compromis avec l’agresseur. « Bienheureux les pacificateurs », dit l’Évangile. Comptez sur moi : je refuserai toujours de me livrer à l’exercice facile de « l’héroïsme de canapé » si répandu aujourd’hui sur nos écrans, quitte à me faire insulter.