CHRONIQUE. Toute relation ne peut fonctionner que si elle est d’intérêt mutuel. Or Berlin a des priorités désormais bien différentes des nôtres.
Pendant les quarante années de ma carrière diplomatique, j’ai reçu de tous les ministres des Affaires étrangères successifs instruction de rechercher l’entente et la coopération les plus étroites avec l’Allemagne, mais je dois avouer que ce n’est que rarement que j’ai senti que la réciproque était vraie à Berlin.
Certes, nous y étions un partenaire privilégié, un ami et un allié – ce qui est déjà beaucoup –, mais mes interlocuteurs ne voyaient pas nos relations comme une sorte d’impératif moral, plutôt un instrument utile à l’occasion pour promouvoir les intérêts de leur pays, un instrument important parmi d’autres qui pouvaient d’ailleurs parfois prendre le pas sur lui.
Les Français n’ont pas voulu voir que les conditions qui avaient présidé à l’entreprise de réconciliation conduite par le général de Gaulle n’étaient plus. Toute relation ne peut fonctionner que si elle est d’intérêt mutuel. L’Allemagne a eu besoin de nous pour réintégrer le concert des nations après la guerre et ensuite pour gérer en douceur sa réunification. Ces objectifs de nature existentielle sont atteints. De notre côté, nous pensions que les deux pays ensemble pouvaient faire entendre la voix de l’Europe dans le monde des grandes puissances. En réalité, Berlin n’en a jamais voulu et le veut aujourd’hui moins que jamais.
« Grande Suisse »
Vaccinée par l’Histoire, l’Allemagne n’aspire pas à être une puissance géopolitique ; elle se rêve comme une grande Suisse aux intérêts avant tout économiques qui a un besoin vital d’excédents commerciaux pour financer un vieillissement démographique accéléré. Exporter est sa raison d’être. Régler les grands problèmes du monde ne la mobilise pas, sauf s’ils la concernent directement. Les Allemands jugent souvent que nos aventures africaines ne sont que du néocolonialisme et nos initiatives internationales un rêve de « grandeur » (en français dans le texte) d’une autre époque. Ils n’ont le plus souvent aucune envie de s’y associer.
Ce qui nous sépare aussi, c’est l’attachement viscéral de l’Allemagne à la relation avec les États-Unis. Alors que la France fait, par exemple, d’un avion de combat une affirmation de souveraineté européenne, l’Allemagne y voit simplement un instrument pour sa défense qu’elle entend obtenir au meilleur prix. Qu’il soit américain ou français lui est d’autant plus indifférent qu’elle ne conçoit pas sa sécurité en dehors d’un espace euro-atlantique. Loin de s’offusquer du parapluie américain, elle le quémande.
De tous mes collègues européens à Washington, c’est l’ambassadeur d’Allemagne qui a manifesté la plus grande douleur – le mot n’est pas trop fort – à voir élire Donald Trump dans lequel il devinait, à juste titre, une menace pour les relations euro-américaines. La République fédérale d’Allemagne n’oublie pas qu’elle a été portée sur les fonts baptismaux par les États-Unis. Ce n’est pas pour rien qu’en 1963, le Bundestag avait exigé d’ajouter un préambule qui réaffirmait l’importance de la relation transatlantique pour la ratification du traité de l’Élysée que venaient de signer le général de Gaulle et le chancelier Adenauer. Rien n’a changé depuis lors.
Alliance « Potemkine »
La conséquence n’en est pas que la relation bilatérale a perdu tout fondement, mais qu’elle s’est normalisée du côté allemand. Elle y est devenue la coopération naturelle entre deux voisins qui partagent, certes, beaucoup d’intérêts communs, mais qui peuvent concomitamment ne pas s’accorder sur certains sujets et même être en concurrence sur d’autres. Sur le nucléaire, la politique allemande est d’ailleurs aujourd’hui délibérément hostile à nos intérêts à Bruxelles. Prisonnière du mythe gaullien, la France a refusé de l’admettre. Pourtant, il est évident depuis longtemps que le ballet bilatéral des sommets et des ministérielles, qui résulte du traité de l’Élysée est devenu un rituel auquel les administrations s’échinent à donner un semblant de substance. Certes, Français et Allemands développent à l’occasion des projets communs ; certes, l’échéance de ces réunions permet d’exercer une pression pour accélérer leur réalisation, mais rien là qui ne justifie cet appareil solennel et cette rhétorique enflammée qui prennent de plus en plus l’apparence d’une façade à la Potemkine.
Enfin, faut-il rappeler que les termes d’un partenariat dépendent du rapport de force entre les deux parties et que celui-ci a évolué à nos dépens du fait de notre incapacité à gérer correctement notre économie. Il était inévitable que la relation bilatérale devienne déséquilibrée en faveur du plus fort et que celui-ci y attache moins d’importance.
« Osons le désaccord quand il est nécessaire ».
Faut-il pour autant jeter le bébé avec l’eau avec l’eau du bain ? Non, l’Allemagne, pour des raisons évidentes, politiques, géographiques et économiques, reste et doit rester notre premier partenaire au sein de l’UE. Nous savons d’expérience qu’une entente franco-allemande y emporte en général la décision. Pas de révision déchirante donc, mais du pragmatisme. Coopérons au cas par cas sur la base de nos intérêts et non d’un romantisme d’un autre âge. Osons le désaccord quand il est nécessaire. Développons surtout d’autres partenariats comme les Allemands ont su le faire dans l’Europe du Nord et de l’Est. Et d’une manière ou d’une autre, réintégrons le Royaume-Uni dans le jeu européen. C’est un facteur d’équilibre géopolitique dont nous avons besoin.