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Gérard Araud – L’Europe peut-elle survivre sans l’Amérique ?


CHRONIQUE. Hormis la France, tous les pays d’Europe ne conçoivent leur sécurité que dans le cadre de l’Otan et sous protection des États-Unis.

Représenter la France à l’Otan, ce que je fis aux côtés de notre représentant permanent pendant cinq ans, puis gérer au Quai d’Orsay les relations de la France avec cette organisation offrent de multiples occasions d’apprécier à quel point notre conception du rôle des États-Unis en Europe est différente de celle de nos partenaires.

Alors que tous, sans exception, ne conçoivent leur sécurité que dans une perspective euroatlantique, la France joue volontiers le trouble-fête qui rappelle inlassablement la nécessité d’une défense purement européenne. « La voix criant dans le désert » serait un excellent sous-titre de nos efforts à cet égard. Nos succès pour la promouvoir sont restés limités, en tout cas sans commune mesure avec l’énergie aussi bien politique que diplomatique que nous y avons consacrée.

Pourquoi cet isolement ? Fondamentalement parce que les Européens non seulement s’accommodent fort bien mais se félicitent d’appartenir à la sphère d’influence des États-Unis, dont l’Otan est un vecteur.

Je me rappelle encore le scandale que j’avais suscité au Conseil atlantique parce que j’avais laissé entendre que le général américain, commandant suprême de l’Alliance, était un « étranger » à notre continent. De la même manière, acheter un avion américain plutôt que français n’est, pour nos alliés, que tirer la conclusion de l’existence d’une communauté transatlantique à leurs yeux plus importante dans le domaine de la défense que l’Europe isolée.

Un parrain puissant

Au sortir d’un siècle de fer, qui a vu notre continent donner naissance à deux guerres mondiales et à un génocide et sa moitié orientale plongée dans près d’un demi-siècle d’oppression soviétique, il est un fait que nos voisins considèrent l’hégémonie américaine comme une bénédiction, dont aucun ne veut être privé. Autant avoir un parrain puissant et relativement bienveillant pour naviguer sans danger dans les eaux dangereuses de la vie internationale.

Rappelons-nous la panique des Européens – le mot n’est pas trop fort – lorsque Trump a paru remettre en cause la survie de l’Otan : on les a vus se précipiter à la Maison-Blanche pour en convaincre le locataire qu’ils feraient tout pour le satisfaire, notamment en augmentant leurs dépenses de défense.

Dans ce contexte, hors de question de construire une défense européenne substantielle, qui pourrait donner la mauvaise idée aux Américains que notre continent n’a pas besoin d’eux et qu’ils peuvent rapatrier leurs GI.

Pourquoi la France résiste-t-elle ? La France et le Royaume-Uni pourraient, l’une et l’autre, ne pas se satisfaire de ce rôle de supplétif de la superpuissance. C’est l’échec de l’expédition de Suez, en 1956, qui les a confrontés à l’évidence de la perte de leur statut de grande puissance. Ils en ont tiré deux leçons opposées.

« Alliés mais pas alignés »

Pour les Britanniques, il n’était désormais plus question de prendre une initiative sans l’accord des Américains. « Soyons les Athéniens des nouveaux Romains », disait le Premier ministre McMillan. Jouant sur les souvenirs de la guerre, il s’agissait d’influencer la politique étrangère américaine de l’intérieur, à Washington même, sans jamais mettre les désaccords sur la place publique.

Pour les Français, au contraire, la débâcle de Suez prouvait la nécessité d’acquérir les moyens de l’indépendance face aux deux superpuissances. L’accélération du programme nucléaire et l’entreprise européenne en furent les conséquences. Il est vrai que notre pays n’oubliait pas sa solitude de juin 1940. De ce choix, fait avant même l’arrivée au pouvoir du général de Gaulle, devait découler la politique étrangère française de la Ve République. Elle en a acquis la difficulté de définir sereinement ses relations avec les États-Unis.

En effet, d’un côté, il est indéniable que nos intérêts se confondent le plus souvent avec ceux de nos alliés occidentaux, mais, de l’autre, il n’est pas moins évident que Washington ne conçoit pas ses relations avec ses partenaires sur un pied d’égalité ; férule légère pour les autres mais pesante pour nous.

Nous sommes donc, proclamons-nous, « alliés mais pas alignés », ce qui régulièrement nous conduit à des querelles transatlantiques occasionnellement graves, comme en 2003 au moment de l’invasion de l’Irak. De son côté, l’Allemagne refuse les responsabilités de la puissance et s’accommode donc fort bien de confier sa défense aux États-Unis.

Mince marge de manœuvre

Nicolas Sarkozy a tenté de sortir de cette logique en adoptant une stratégie britannique. Nous avons donc rejoint la structure militaire de l’Otan pour prouver que, en prônant une défense européenne, nous ne visions pas à remplacer une Alliance qui revêt une importance existentielle pour tous nos partenaires. Le pari a échoué. En réalité, rien n’a changé : ni les États-Unis ni nos voisins n’y ont vu une raison suffisante de nous écouter.

Pris entre nos partenaires profondément attachés au leadership américain et des États-Unis qui, comme tout pays dans leur position, ne partagent pas la puissance, la marge de manœuvre de la France est donc mince.

Elle le restera d’autant plus que la Russie et maintenant la Chine apparaissent comme des menaces pour notre continent qui en conclut donc qu’il a plus que jamais besoin d’une garantie américaine dont la guerre en Ukraine a prouvé la crédibilité. Seul le retour de l’isolationnisme outre-Atlantique pourrait ébranler cette conviction. Mais faut-il le souhaiter ?

LE POINT