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Gérard Araud, pourquoi il faudra faire des concessions à Poutine ?

CHRONIQUE. Le citoyen vertueux refuse tout compromis avec le président russe, qu’il associe au diable. Le diplomate, lui, sait qu’il n’a pas d’autres choix.

Tout au long de ma carrière, j’ai été frappé du malentendu qui sépare le diplomate du citoyen. Je ne parle pas des caricatures dont s’est saisie autrefois une publicité pour chocolat italien, je ne parle même pas de l’image d’élégant affairisme que nous a léguée Talleyrand : je me réfère au débat toujours renouvelé de la morale en politique étrangère. Le voilà, qui bat de nouveau son plein, à l’occasion de la guerre en Ukraine : la Russie a agressé son voisin ; ses armées se sont livrées à des atrocités ; elles ont détruit systématiquement les infrastructures civiles de son ennemi. La conclusion qui doit s’imposer, nous dit-on sur les plateaux télévisés, est évidemment de défendre le bon et de punir le méchant. Toute autre politique ne serait que faiblesse immorale.

Et le diplomate de soupirer. Il reconnaît là, une fois de plus, la confusion inévitable que fait le citoyen entre morale interpersonnelle et relations internationales. Ne criez pas au cynisme ou à l’absence de principe du diplomate. Mais admettez que, dans votre vie quotidienne, vous pouvez faire appel au gendarme et au juge pour redresser les torts alors que sur la scène internationale, il n’y a ni gendarme ni juge pour sanctionner le mal et récompenser le bien. Là est le gouffre que ne veut pas voir le citoyen entre sa vision civilisée de l’interaction avec ses semblables et l’obligation qu’a le diplomate d’orienter la politique de son pays dans une jungle où rien ni personne ne viendra l’aider à promouvoir la morale.

Qu’un pays envahisse un autre, qu’il persécute sa population ou qu’il viole ses engagements, le diplomate français n’aura d’autre remède que de s’en accommoder ou de prendre la justice entre ses mains. Face au diable, il n’a d’autre choix que de lui parler ou de le tuer. On comprendra que faute des moyens de devenir le paladin de toutes les grandes causes de ce monde – Dieu sait qu’il y en a beaucoup – notre pays se voit fort souvent obligé de « parler au diable » et lui parler signifie, si on veut atteindre un accord, lui faire des concessions. Eh oui, faire des concessions au diable… ou alors, tuez-le, vous dis-je. Le diplomate qui est également un citoyen, on l’oublie parfois, ne ressent aucune satisfaction, loin de là, à suivre cette voie mais il n’en voit pas d’autre qui soit compatible avec la réalité.

La paix n’a jamais reposé sur la « confiance »

Mais, me direz-vous indigné, le diable, on ne peut lui faire confiance ! Vladimir Poutine ne respectera pas un accord, comme il l’a déjà prouvé. Là aussi, excusez-moi, mais vous raisonnez avec les concepts des relations interpersonnelles. En politique étrangère, on ne fait pas « confiance » en particulier à un pays qui, hier encore, était votre ennemi, tuait vos citoyens et ravageait votre territoire.

Que Poutine soit fiable ou pas n’a que peu d’importance. De toute façon, quel que soit l’hôte du Kremlin, l’Ukraine devra, dans le cas d’un accord de paix, se tenir prête grâce à son armée et à ses alliances à repousser, à tout moment, une nouvelle agression. De tout temps, la paix n’a jamais reposé sur la « confiance » mais sur la dissuasion. La Russie ne respectera un accord que si elle y est obligée par le rapport des forces.

Ce discours, je le sais, reste dans la gorge de beaucoup d’Européens. Il est vrai qu’ils sortent de plus de 75 années sans guerre entre États, la plus longue période de paix depuis la fin de l’Empire romain qui leur a fait oublier la logique glaciale de la géopolitique. Bien plus, ils ont cru, avec l’Union européenne, fournir au monde un modèle pour résoudre pacifiquement les contentieux entre États, substituer la coopération à la confrontation et inaugurer le règne du droit.

Nulle surprise qu’ils ne soient devenus des moralistes sentencieux qui ont oublié leur propre sanglante histoire. Qu’ils ne comprennent pas que le reste du monde ne veuille pas les imiter mais préfère s’en tenir aux recettes du passé où la souveraineté reste la valeur ultime. Comme je l’ai écrit ailleurs, les Européens doivent comprendre qu’ils vivent une tragédie et pas un drame bourgeois ; qu’ils cohabitent avec des voisins qui ne partagent ni leurs intérêts ni leurs valeurs et qu’ils doivent s’en accommoder. Il faut peut-être parfois se boucher le nez, mais « la seule manière de ne pas se salir les mains, c’est de ne pas en avoir », me disait un de mes premiers chefs. Et puis, un peu d’introspection ne fait jamais de mal : sommes-nous, nous Européens, si propres, si respectueux du droit nous-mêmes ? Demandons leur avis aux autres et leur réponse rafraîchira nos vertueuses certitudes.

Citoyens, nous n’avons pas d’autre option que d’accepter le monde tel qu’il est : une cour de prison d’où sont partis les surveillants. Ce n’est pas notre vertu qui nous y fera survivre et prospérer mais nos muscles et notre aptitude à nous y concilier les plus forts ; des muscles que nous utiliserons le moins possible pour éviter de mauvaises surprises et des fréquentations qui nous contraindront à de désagréables compromis. Laissez les diplomates s’en charger ; c’est leur mission, mais si vous leur reprochez de le faire, ce sera de votre part tentative hypocrite de détourner les yeux d’un monde que vous ne voulez pas voir, car la préférence pour des envolées lyriques qui vous satisfont n’ont aucune prise sur la réalité.

LE POINT