CHRONIQUE. Faut-il s’indigner de voir la Russie de Vladimir Poutine prendre la présidence tournante du Conseil de sécurité des Nations unies ?
La Russie vient de prendre la présidence tournante du Conseil de sécurité. Aussitôt, en Occident, a-t-on entendu des cris d’orfraie pour se scandaliser qu’un pays dont le chef de l’État est poursuivi pour la justice internationale puisse accéder à cette fonction.
Rappelons d’abord sur le fond que la querelle porte sur un symbole, ce qui en réduit quand même l’importance. La présidence du Conseil de sécurité, position que j’ai remplie trois fois au nom de la France, ne dispose d’aucun pouvoir. Dans cette enceinte, le programme mensuel et la gestion quotidienne des séances sont décidés à la majorité des membres. En d’autres termes, ce n’est qu’une fonction cérémonielle, assez ennuyeuse d’ailleurs. La Russie n’en acquiert donc aucune possibilité supplémentaire d’y favoriser sa politique.
Ajoutons ensuite que, depuis 1945, on a compté plus de neuf cents présidences mensuelles du Conseil et que, jamais, nul n’a prétendu s’opposer à son exercice par un pays membre. Faut-il rappeler que, parmi les chefs d’État ainsi concernés, ont figuré Staline, Mao, Saddam Hussein, Kadhafi et bien d’autres dictateurs ? Je veux bien que Poutine ne soit pas recommandable mais l’est-il moins que ces illustres prédécesseurs ? En réalité, certains ne vont pas manquer de dire qu’il l’est apparemment moins aux yeux des Occidentaux, non à cause de l’étendue de ses crimes d’ailleurs indéniables mais parce qu’il les a commis aux dépens d’Européens.
Demander aujourd’hui aux Nations unies une sanction sans précédent contre la Russie risque donc de n’apparaître que comme l’expression inconsciente d’un européocentrisme qui magnifie les événements qui se déroulent sur notre continent et détourne les yeux de ceux qui ravagent d’autres lieux. C’est, en tout cas, soyons-en assurés, le sentiment du Sud Global qui n’est déjà que trop enclin à remarquer le traitement différent que nous accordons à ce conflit et que nous leur demandons d’accorder par comparaison avec d’autres, tout aussi, voire plus, sanglants, par exemple au Yémen ou en République démocratique du Congo.
Universalité
Par ailleurs, cette demande ignore que l’universalité est un principe fondamental des Nations unies depuis leur création. Le précédent malheureux de la Société des Nations, dans l’entre-deux-guerres, qu’avaient quittée successivement le Japon, l’Allemagne, l’Italie et l’URSS a conduit à l’octroi du droit de veto aux grandes puissances pour éviter que ne se renouvelle cette débandade qui avait vidé l’organisation de toute substance. Mais, ce principe va au-delà du cercle restreint des cinq membres permanents dans la mesure où les autres pays y voient, en ce qui les concerne, une garantie de cette souveraineté qui est le deuxième fondement des Nations unies. Nul pays ne peut se voir privé pour quelque raison que ce soit du droit d’être membre de l’ONU. Ce serait une épée de Damoclès qui pèserait sur les plus faibles. On n’expulse donc pas aux Nations unies. Parfois, lorsque deux gouvernements prétendent représenter un même pays, on doit trancher pour savoir quelles lettres de créance accepter, mais on ne s’engage dans cette voie qu’avec répugnance pour ne pas apparaître se mêler des affaires intérieures d’un membre, troisième interdit de l’organisation.
Enfin, hésitons avant d’introduire au sein des Nations unies un conflit qui leur est extérieur. En effet, le nom même de l’organisation devrait avertir qu’elle n’existe que par ses États membres qui ont toujours refusé de lui déléguer le moindre arpent de souveraineté. Son secrétaire général n’a d’autorité que sur le secrétariat. Le romantisme de l’opinion publique conduit à rêver d’une humanité réconciliée au sein d’une organisation où les égoïsmes nationaux s’effaceraient au profit de la recherche d’un bien commun à tous les hommes. Chaque pays y défend, au contraire, bec et ongles ses intérêts nationaux.
On y voit dans la rhétorique des droits de l’homme un dangereux prétexte que les Occidentaux peuvent utiliser à leur guise pour justifier leurs ingérences. Le fonctionnement des Nations unies repose donc sur la disposition de ses États membres à coopérer. Ils le font non par idéalisme mais par conviction que dans certains cas, sur certains sujets, il est, en effet, préférable de s’entendre soit pour régler un conflit particulier, soit pour résoudre une crise qui concerne l’ensemble de l’humanité comme la lutte contre le changement climatique.
Encore faut-il qu’existe entre les grandes puissances un minimum de bonne volonté. Qu’elles s’affrontent sur un sujet déterminé et le risque est grand que, rapidement, l’ensemble de leurs relations en soient polluées. Plus rien de substantiel n’est alors possible à l’ONU qui en vient à quasiment s’arrêter de fonctionner, comme ce fut le cas pendant la quarantaine d’années de la guerre froide. Le Conseil de sécurité ne se réunissait qu’une fois par mois pour approuver un programme… vide. La guerre en Ukraine mais aussi la tension grandissante entre la Chine et les États-Unis sont en train progressivement de nous y ramener.
Dans ce contexte, ne serait-il pas préférable pour l’Occident de ne pas compliquer encore la survie de l’ONU en y introduisant des exigences sans précédent qui ne feront qu’exacerber une crise qui frappe déjà la seule organisation universelle dont nous disposons ? Pour une fois, écoutons les autres.