À Washington, on ne s’y résigne pas, non par préoccupation humanitaire mais par calcul stratégique.
Le théâtre européen n’est pas la priorité des États-Unis en 2023. Ils voudraient donc s’en dégager.
C’est dans ce contexte que l’administration conserve à l’esprit la nécessité de mettre un terme aux combats le plus rapidement possible. Il n’est pas anodin que le chef d’état-major américain, le général Milley, ait, à deux reprises, déclaré qu’il était improbable que l’Ukraine recouvre tous les territoires occupés par la Russie. C’est un rappel des réalités que ne veulent pas entendre certains et pas seulement à Kiev
Bien plus, à plusieurs reprises, avec prudence, l’équipe Biden a laissé entendre qu’il ne faudrait pas exclure l’hypothèse d’un compromis territorial pour rétablir la paix. Dans ce contexte, deux piliers de l’establishment américain en matière de relations internationales : un républicain, Richard Haass, et un démocrate, Charles Kupchan. Le premier, ancien des administrations Bush père et fils, et le second, de celle d’Obama, ont cosigné un article dans le prestigieux magazine Foreign Affairs pour se faire les avocats d’un effort diplomatique de leur pays afin de parvenir à un cessez-le-feu, à défaut d’un règlement de paix.
Ils envisagent même que, si nécessaire, les États-Unis tordent le bras de l’Ukraine pour lui faire admettre cette solution. Par ailleurs, de plus en plus de voix s’élèvent à Washington pour appeler à une initiative de paix américaine dans des termes plus ou moins proches de ceux des deux auteurs de l’article qui a fait beaucoup de bruit.
Le champ de bataille seul juge de l’issue d’un conflit
Haass et Kupchan, que je connais bien et qui sont l’un et l’autre tout sauf des pacifistes bêlants, seraient accusés en Europe d’être des agents de Poutine. Ce qui serait d’autant plus stupide qu’ils prônent, dans le même texte, le transfert de tout type d’armes à l’Ukraine. Leur article a d’ailleurs été ignoré de ce côté-ci de l’Atlantique. Certes, il n’est pas surprenant qu’une guerre qui se déroule sur notre continent y suscite les passions et y rallume, chez certains, des volontés de revanche ancrées dans une histoire tragique ; il ne l’est pas non plus que nos démocraties aient oublié, après soixante-dix-sept ans de paix, que c’est le champ de bataille qui est le seul juge de l’issue d’un conflit. Devons-nous pour autant laisser aux États-Unis l’initiative politique et nous cantonner dans un rôle du chœur du théâtre grec qui commente la pièce, se lamente et espère ?
Alors, que faire en présence de ces questions qu’on se pose à Washington ? Que faire si l’offensive ukrainienne remporte des succès mais, comme il est prévisible, ne mette pas un terme à la guerre ? Le premier choix serait d’ouvrir, avec quelques pays européens proches, un dialogue discret avec l’administration américaine dont on sait d’expérience qu’elle peut, du jour au lendemain, « brûler ce qu’elle a adoré », c’est-à-dire, en l’occurrence, négocier avec la Russie, afin de n’être pas pris par surprise et faire valoir nos idées et nos intérêts. Quelles seraient les conditions d’un cessez-le-feu, voire d’un armistice ? Est-il réaliste de le rechercher ? Dans ce contexte, quand et comment approcher la Russie ? Quelles garanties fournir à l’Ukraine ? Quel cadre politique général envisager ?
Mauvaise paix et bonne guerre
Il serait possible, au contraire, de s’opposer à d’éventuels efforts de paix de Washington. Ce serait alors faire le pari implicite d’une constance de long terme de l’engagement américain dans le conflit alors que les élections présidentielles de 2024 ne sont pas sans danger. D’autant qu’à droite, certains estiment que leur pays devrait en revenir à la vraie priorité stratégique qui est l’endiguement de la Chine et qu’il faudrait donc laisser aux Européens l’essentiel de la charge du soutien à un pays européen. Que pourraient alors faire les Européens sans les Américains à leurs côtés ? Ce serait également oublier que les tensions économiques peuvent progressivement affaiblir la détermination de l’opinion publique européenne.
Dans ce contexte, même s’il y a une chance sur cent qu’une initiative de paix américaine réussisse, concluons qu’il faudrait s’y associer et la soutenir. Une mauvaise paix est toujours meilleure qu’une bonne guerre.