Une des conséquences inattendues de la guerre russe en Ukraine aura été d'avoir bouleversé les termes du débat sur l'élargissement de l'Union européenne non seulement à l'Ukraine mais aussi à la Moldavie, aux pays des Balkans – Serbie, Albanie, Monténégro, Kosovo, Macédoine du Nord, Bosnie-Herzégovine – et à la Géorgie.
Une des conséquences inattendues de la guerre russe en Ukraine aura été d’avoir bouleversé les termes du débat sur l’élargissement de l’Union européenne non seulement à l’Ukraine mais aussi à la Moldavie, aux pays des Balkans – Serbie, Albanie, Monténégro, Kosovo, Macédoine du Nord, Bosnie-Herzégovine – et à la Géorgie.
Jusqu’ici, que la France soit le pays le plus sceptique à cet égard était un secret de polichinelle. Elle se rappelait son vain combat pour obtenir, lors du précédent grand élargissement de l’Union, que les institutions en soient d’abord réformées afin qu’il ne complique pas à l’excès leur processus de décision. Le Royaume-Uni qui ne trouvait aucun inconvénient à ce résultat, tout au contraire, l’avait emporté. Par ailleurs, après l’expérience traumatisante du référendum de 2005, Paris estimait que ce n’était pas le moment de lancer un débat sur la réforme des traités. La France était donc favorable au statu quo à Bruxelles. Comme elle n’éprouve aucune réticence à jouer le rôle du mauvais – courage ou vanité ? –, elle permettait aux autres de se cacher derrière elle et de lui faire porter le chapeau.
L’annonce, le 31 mai, à Bratislava, par le président de la République du soutien de la France à l’entrée de l’Ukraine et des pays balkaniques dans l’UE constitue donc un tournant majeur de la politique étrangère de notre pays, qui n’a pas suscité l’attention qu’il méritait. Je suis d’ailleurs convaincu que beaucoup de nos partenaires n’y voient qu’une manœuvre tactique pour assumer, pour une fois, le beau rôle tant la volte-face est inattendue et spectaculaire. Ce n’est pas pour rien que la secrétaire d’État aux Affaires européennes, Laurence Boone, a dû s’époumoner pour souligner le caractère stratégique de la décision française. Après tout, depuis l’opposition du général de Gaulle à l’entrée du Royaume-Uni dans la CEE, notre pays a ostensiblement nourri une nostalgie pour l’Europe des Six où tout était si simple – pas tant que ça en réalité – et où on parlait français.
Une décision géopolitique
On a assez dit que la politique étrangère française était d’une grande continuité pour ne pas s’interroger lorsque ce n’est pas le cas. La réponse est simple : la guerre en Ukraine a changé du tout au tout les circonstances ; il était indispensable que notre politique étrangère en tire les leçons. L’Union doit stabiliser son environnement face aux entreprises russes hostiles, qu’elles soient militaires en Ukraine ou politiques dans les Balkans. Dans ce contexte, l’élargissement de l’Union serait donc avant tout un instrument pour empêcher les candidats de tomber dans la sphère d’influence russe. La réaction du président de la République est à la mesure du danger. Nous vivons un moment où la géopolitique l’emporte sur d’autres considérations.
Cela étant, comme l’a dit Laurence Boone, c’est « le chantier de la décennie ». Les obstacles pour passer de 27 à 35 ou 36 membres sont énormes. Les pays candidats doivent intégrer dans leur législation l’acquis communautaire, c’est-à-dire les normes qui leur permettront de participer au marché unique, soit des milliers de pages, mais encore faut-il qu’ils disposent d’une administration efficace et honnête pour les faire respecter ce qui suppose des institutions crédibles à l’abri de la corruption. Or, ils en sont tous loin aujourd’hui, l’Ukraine en particulier. La Commission a donc engagé un programme pour les aider et pour s’assurer que les réformes sont non seulement votées mais mises en œuvre.
Des questions en suspens
Mais c’est le fonctionnement même de l’Union qui soulève le plus de questions : comment prendre des décisions à 35 ? Comment financer l’intégration de nouveaux membres au faible niveau de vie sans augmenter le budget, comme l’exigent certains États membres ? Quel est l’avenir de la politique agricole commune si l’Ukraine en devient bénéficiaire ? Le risque serait que, si les règles n’étaient pas modifiées, l’essentiel du budget de l’Union soit absorbé par les nouveaux membres.
Le 30 juin, Emmanuel Macron et le Premier ministre néerlandais, Mark Rutte, ont réuni une dizaine de leurs homologues à Bruxelles pour explorer, avec eux, des pistes qui permettraient de répondre à toutes ces questions. On n’en est encore qu’aux hypothèses : étendre le champ du vote à la majorité qualifiée, en particulier en politique étrangère, prévoir de longues périodes de transition pour amortir le choc de l’élargissement, financer celui-ci par l’emprunt pour ne pas alourdir le budget, renationaliser certaines politiques, procéder à une intégration par étapes… Et vieille lune française qu’anticipe d’ailleurs déjà, à sa demande, le traité de l’Union : prévoir des formats spécifiques pour les pays qui veulent aller plus vite et plus loin.
En tout cas, une chose est sûre : l’Union européenne s’engage dans une longue aventure qui s’étendra au moins sur dix ans, et sans doute plus. Si elle est incapable, comme lors du précédent élargissement, de se réformer pour la réussir, elle risque alors de s’effondrer sous son propre poids. Laurence Boone a annoncé que les Français seront consultés par voie référendaire le moment venu. Il faudra donc que le président et le gouvernement sachent convaincre l’opinion publique : dans le contexte politique de notre époque, ce n’est pas gagné.