Je précise que je n’ai pas fait partie de l’équipe rapprochée de Nicolas Sarkozy lorsqu’il était président et je n’ai entretenu avec lui que des rapports purement professionnels. J’ai été indigné de la violence des réactions à ses propos récents sur la guerre en Ukraine. Je ne partage pas, loin de là, toutes ses analyses mais j’estime qu’elles méritaient mieux que des accusations de corruption. Après tout, elles correspondent largement à ce qu’on chuchote en privé dans les Etats-Majors, dans l’administration américaine et chez certains alliés. On peut légitimement les désapprouver mais encore faut-il argumenter. Une fois de plus, on tire sur le messager au lieu de contredire son message.
Cela étant, je n’en suis pas surpris parce que moi-même, chaque fois que je me suis aventuré à suggérer que la guerre se terminerait par une négociation – si elle se terminait – j’ai été accusé d’être un agent de Poutine. En tant qu’expert, j’estime que ma mission est d’expliquer ce qui est matériellement et politiquement possible et non d’hurler avec les loups et d’exprimer des vœux pour lesquels je n’ai pas plus de légitimité que n’importe quel citoyen. Il est vrai que se tenir dans le champ du souhaitable sans se préoccuper de la faisabilité de la politique qu’on propose est confortable et permet de beaux effets de manche. Il faut que la Russie soit vaincue de manière décisive, nous répète-t-on et moi-même, je le souhaiterais mais si je demande timidement comment faire capituler une puissance nucléaire ou si je remarque que l’offensive ukrainienne patine et que le scénario le plus probable reste, comme je le disais il y a quelques mois, une guerre longue et dévastatrice, on ne me répond pas sur le fond mais on m’accuse de défaitisme voire de collusion avec Moscou.
Les idées de Nicolas Sarkozy méritent une réponse argumentée fondée sur la notion qui devrait être de bon sens que toute proposition doit faire l’objet d’un examen de faisabilité et qu’on ne doit pas se contenter de bons sentiments.
N. Sarkozy commettrait une abomination en évoquant des concessions territoriales de l’Ukraine. Il ‘’récompenserait l’agression’’. Cette vertueuse indignation ignore des millénaires d’histoire. Toutes les frontières de l’Europe d’aujourd’hui résultent plus ou moins ‘’d’agressions récompensées’’ ou de victoire de la force. L’Ukraine peut en témoigner puisque ses frontières occidentales sont dues à l’annexion brutale par l’URSS en 1945 d’une partie substantielle de la Pologne qui, de son côté, a trouvé des compensations aux dépens de l’Allemagne. C’est la logique de fer des relations internationales, que nous avons oubliée dans notre havre de paix en Europe occidentale après ne l’avoir que trop pratiquée. Elle est de retour ; nous n’y pouvons rien. Nous en tenir à nos bonnes intentions et à notre croyance au droit international nous condamnerait à l’insignifiance face à de grands fauves qui n’ont ni nos pudeurs ni notre naïveté. Cela étant, sondons nos cœurs et nos reins : sommes-nous prêts à faire la guerre pour l’Ukraine pour concrétiser nos grands mots et nos généreuses intentions ? Non, évidemment. Parler haut et fort tout en ne risquant rien : c’est ce que j’appelle le courage du stratège de canapé (ou de plateau de télévision…).
N. Sarkozy suggérerait une absurdité en appelant à une négociation avec Poutine parce qu’on ne peut faire confiance à celui-ci. Le problème se niche dans le recours à des notions, ici la confiance, qui n’ont pas cours en relations internationales. Croyez-vous que deux belligérants qui, pour une raison ou pour une autre, ont décidé de mettre fin aux hostilités se ‘’feront confiance’’ après s’être envahis, bombardés et massacrés pendant des mois voire des années ? Il est presque comique de l’imaginer. Ils resteront, l’un et l’autre, sur leurs gardes, et prendront leurs précautions pour dissuader leur ancien ennemi d’essayer de prendre sa revanche, à coup de dépenses militaires et d’alliances. Si la Russie et l’Ukraine parvenaient à un accord, il en serait ainsi quel que soit le chef de l’Etat au Kremlin. L’Ukraine est désormais condamné à conserver un appareil de défense substantiel et à se tourner vers l’Europe occidentale pour y obtenir des garanties.
Enfin, faut-il rappeler que négocier ne revient pas à capituler ? Toute guerre doit se terminer soit par la victoire totale d’une des deux parties soit par un compromis. Le premier terme de cette alternative étant exclu, d’un côté par l’engagement désormais irréversible de l’Occident derrière l’Ukraine et, de l’autre, par le statut nucléaire et les moyens démographiques, financiers et industriels de la Russie, il ne reste qu’un compromis dont les termes reflèteraient le rapport des forces sur le champ de bataille. Il faut donc sans doute encore son lot de morts et de dévastation avant que les deux ennemis ne s’assoient autour d’une table mais c’est à nous de soutenir les Ukrainiens pour qu’ils le fassent dans les meilleures conditions possibles. Si vous n’êtes pas d’accord, parlons-en. Essayons de sortir des imprécations, des accusations et des enthousiasmes pour tenir enfin un débat serein et informé sur la guerre en admettant que le désaccord est légitime. Aujourd’hui, c’est impossible. Nicolas Sarkozy vient de le vérifier.
LE POINT