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Gérard Araud: Négocier est tout un art

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Un peu comme M. Jourdain qui faisait de la prose sans le savoir, nous négocions tous, tout le temps. Comment persuader votre conjoint d’aller voir le fim que vous préférez, comment obtenir de vos enfants qu’ils se conduisent bien, comment interagir avec un collègue de bureau ? Vous n’avez d’autre alternative que l’épreuve de force ou le compromis. Vous gagnerez peut-être la première mais si vous en abusez, ce sera aux dépens de votre mariage. Sagement, vous choisissez le second : mon film cette semaine et le tien, la semaine prochaine.

Au fond, la diplomatie fait face aux mêmes choix mais entre Etats. En tant que diplomate français, j’ai donc passé une grande partie de ma carrière à négocier pour défendre les intérêts de notre pays, que ce soit à l’UE, à l’OTAN, au Conseil de Sécurité des Nations Unies ou en bilatéral avec les partenaires de la France ou avec ses adversaires comme l’Iran. J’en ai tiré quelques leçons. 

On ne négocie pas toujours pour conclure un accord. On peut aussi le faire ‘’pour la galerie’’ afin de prouver qu’on est conciliant aux yeux de l’opinion publique intérieure ou internationale ou pour tâter le terrain afin de comprendre où en est l’autre. Toute négociation commence donc par une phase d’observation où on ne dévoile pas son jeu pour deviner d’abord si l’interlocuteur est sérieux dans sa volonté de trouver des compromis. 

Le négociateur doit être patient et courtois. Il entendra vingt fois les mêmes arguments sans laisser apparaître sa lassitude ; il ne sortira de ses gonds que délibérément au moment de son choix si nécessaire ; il essaiera de nouer avec l’autre côté de la table un rapport humain afin d’éviter que le face-à-face ne devienne une confrontation d’égos. Rien de pire que des pourparlers qui se transforment en un combat de coqs.

Le diplomate agit sous instructions de ses autorités. Celles-ci sont toujours trop vagues sur certains points et trop strictes sur d’autres. Il devra donc définir sa marge de manœuvre en restant en contact permanent avec sa capitale, quitte à y appeler les différents centres de pouvoir (Elysée, quai d’Orsay et Défense essentiellement pour un Français, éventuellement un ministère technique) pour les convaincre de changer de position ou pour demander des précisions. C’est la partie la plus risquée de l’exercice où un bon négociateur doit savoir prendre ses responsabilités en outrepassant ses instructions, tout en évitant d’être accusé de faiblesse. Il lui appartiendra ensuite d’expliquer pourquoi c’était inévitable et pourquoi le résultat est positif. Un de mes patrons m’avait appris à toujours commencer le compte-rendu d’une négociation, que nous envoyions à Paris par la phrase : ‘’nous avons atteint tous nos objectifs’’…. Quand j’étais aux Nations Unies, j’ai usé et abusé de ce droit sans jamais être désavoué. Au contraire, en 2019, mon talentueux collègue russe qui avait accepté un projet de résolution pour acheminer l’aide humanitaire en Syrie a dû rappeler le lendemain ses collègues du P5 (Etats-Unis, Russie, Chine, Royaume-Uni et France) pour revenir sur l’accord que le Kremlin avait refusé. 

Toute négociation suppose des compromis. Même un vainqueur doit en rabattre de ses prétentions sauf à pousser le vaincu à reprendre le combat. Le négociateur doit donc établir une hiérarchie entre ses propres demandes pour préparer de possibles concessions qu’il fera au bon moment et au compte-goutte et deviner ce à quoi l’autre est réellement attaché pour établir le cadre d’un éventuel accord. Il lui reste ensuite à le faire accepter non seulement par l’adversaire mais aussi par ses propres autorités.

On ne négocie pas de la même manière selon la nationalité de l’autre bord. Le Russe est capable de se battre virgule après virgule même sur des points insignifiants dans une épuisante guerre de tranchées ; l’Américain n’a aucune marge de manœuvre et est obligé de se tourner vers Washington pour le moindre point ; l’Allemand a une approche étroitement juridique de tout problème ; le Britannique est le roi d’une ambiguïté dont il saura jouer à la première occasion ; le Français est prisonnier d’une exigence de logique qui lui interdit d’en faire autant.  

Enfin, la bonne conférence, c’est celle où personne ne se considère comme vaincu et où les deux parties se déclarent satisfaites, dénouement qui implique qu’elles en appliqueront le résultat de bonne foi et que les relations bilatérales n’en seront pas affectées. 

Dernier point, toute négociation est conduite sous le signe de la défiance. On ne parie jamais sur la ‘’bonne foi’’ de l’autre ; on ne baisse jamais la garde ; on se prépare, dès la signature de l’accord, à l’éventualité qu’il ne soit pas respecté et à la certitude que son interprétation suscitera des controverses. 

Vous voilà prêt à négocier mais ne vous faîtes pas d’illusion : c’est le rapport de force qui déterminera à 90% le résultat que vous atteindrez. Le négociateur, aussi habile soit-il, ne pourra jouer que sur les 10% qui restent. C’est toujours le plus fort qui impose sa volonté.  Il était ainsi aisé de prévoir que l’UE le ferait aux dépens du Royaume-Uni : les chiffres du commerce bilatéral prouvaient que l’accès du Royaume Uni au marché européen était plus important que l’inverse. Reconnaissons néanmoins que M. Barnier a bien négocié. 

G.A.