CHRONIQUE. L’UE dans ses fondements comme dans son fonctionnement est aujourd’hui obsolète. La Commission va devoir changer de logiciel.
Les pères fondateurs de l’entreprise européenne voulaient créer des solidarités de fait entre les pays européens pour rendre la guerre impossible après les désastres du XXe siècle.
La première communauté européenne fut donc celle du charbon et de l’acier, les deux matériaux qui étaient alors à la base de tout appareil militaire. La Communauté économique européenne, la CEE, créée en 1957 par le traité de Rome, répondait à la même logique en créant un « marché commun ».
« Le commerce adoucit les mœurs », aurait pu être la devise de la nouvelle organisation. Ce rapprochement graduel des anciens ennemis revêtait, de surcroît, un caractère délibérément technocratique pour éviter le retour des nationalismes qu’aurait pu susciter sa politisation. En 1957, les mémoires de la guerre étaient encore fraîches. Il fallait avancer masqué pour s’engager dans une entreprise commune avec l’Allemagne.
CEE puis UE, l’organisation européenne est largement restée fidèle à ce modèle d’une intégration « par le bas », à coups de mesures d’apparence technique. On vidait à petit bruit les États de leur souveraineté afin de la mutualiser et d’écarter ainsi le spectre de la guerre. La mise en place du Marché unique, à partir de l’Acte unique européen de 1986, en fut le couronnement. Dans les années 1990, au moment où la peur de la guerre s’éloignait, a triomphé, en Europe comme dans le reste du monde, le néolibéralisme qui est venu prendre son relais. Abattre les frontières et réduire les pouvoirs des États n’étaient plus un impératif moral mais une entreprise de bon sens. L’UE est alors devenue un apôtre de la concurrence « pure et parfaite » et du libre-échange.
Une superpuissance économique
Tout au long de ces années, la France seule conservait l’espoir de transformer l’Europe en une entité politique, dotée d’une politique étrangère et d’une défense. Chaque nouveau ministre des Affaires étrangères demandait à ses services une « initiative » en matière de défense européenne au grand désespoir de ceux-ci qui savaient que nos partenaires n’en voulaient pas par attachement à l’Otan. Je me rappelle mes efforts pour imaginer une proposition qui n’effarouche pas les autres et ait une chance de succès.
Les Européens firent alors fièrement la promotion dans le monde de ce modèle d’une superpuissance économique mais ni politique ni militaire ; modèle supposé porteur d’une nouvelle conception des relations internationales, qui s’imposerait universellement du fait de son efficacité fondée sur la règle de droit, le compromis et la coopération. « Arrière les fusils, les mitrailleuses, les canons ! » déclamait Aristide Briand. Son rêve paraissait avoir été réalisé par l’UE.
Le retour des frontières
Puis, tout s’est déglingué. L’euro est resté au milieu du gué, zone monétaire sans politique fiscale ni budgétaire et donc sujette à des crises récurrentes ; l’Europe s’est divisée avec des membres qui remettent en cause l’État de droit ; les peuples ont regimbé contre la perte insidieuse de leur souveraineté ; les États-Unis ont commencé à se détourner de l’Europe au profit de l’Asie. Le néolibéralisme, qu’avait adopté avec enthousiasme Bruxelles, recule sous les coups convergents des protestations populistes, des tricheries commerciales chinoises et du Covid. Le protectionnisme est partout de retour ; à Washington, on parle même de « politique industrielle ».
Le monde se rappelle aux Européens que ce soient par les migrations incontrôlées ou par le terrorisme. Or, l’Union, mécanisme de compromis entre 27 États, vit dans le temps long des négociations et non dans celui de l’urgence. Dans la tempête, c’est un lourd cargo qui éprouve des difficultés à réagir rapidement aux coups de vent. Et voilà, coup dur pour une institution porteuse de paix, que la guerre est elle aussi de retour sur son continent. La Commission essaie donc de parler le langage nouveau pour elle de la géopolitique sans en avoir ni les moyens ni la compétence.
En d’autres termes, tout ce qui fait l’UE dans ses fondements comme dans son fonctionnement est aujourd’hui obsolète. Les frontières sont de retour ; l’État nation réaffirme son rôle ; le marché, la concurrence et le libre-échange ne sont plus la fin ultime de l’homme. Ce n’est plus la fin de l’Histoire.
L’UE est donc privée aujourd’hui d’une idéologie partagée. Elle reste cependant un instrument auquel les États sont attachés par intérêt, ne serait-ce que pour le marché unique. Ne sous-estimons pas la résilience d’une institution qui, à sa manière pataude et opaque, a réussi jusqu’ici à tituber de crise en crise sans succomber et même à profiter de l’occasion pour approfondir l’intégration, que ce soit l’union bancaire, l’achat commun des vaccins et aujourd’hui la fourniture de munitions. Est-ce suffisant ? L’utilité pratique ne suffit pas à garantir la survie.
Écartons d’abord les appels au saut fédéraliste : ce serait offrir aux peuples qui protestent contre l’Europe encore plus d’Europe. Évitons une renégociation des traités qui risque de se heurter au casse-tête des ratifications. Pour une fois, soyons pragmatiques. Aidons, nous, les Français, la Commission à changer de logiciel sans casser la machine. Après tout, le monde qui vient réhabilite certaines de nos idées, que ce soit la politique industrielle, l’énergie nucléaire ou la défense. Agissons discrètement et avec tact, mais aussi avec fermeté, si nécessaire. Le monde a changé : l’UE doit s’y adapter.