Chronique de Gérard ARAUD - Le Point - 13 août 2023
Au moment où Poutine impose à l’Europe une guerre du XIXème siècle au XXIème siècle, l’avenir du monde se joue en Asie où sont les potentialités de croissance mais aussi de conflit entre les deux superpuissances des décennies qui viennent, les Etats-Unis et la Chine. Jusqu’ici, nous n’avons entendu que les diagnostics les plus sombres aux dépens des premiers qui seraient distancés dans tous les domaines par un pays dont le PIB était le sixième du leur en 1980 et qui l’a désormais dépassé en parités de pouvoir d’achat. Tout semblait sourire à une Chine qui connaissait régulièrement des taux de croissance de plus de 10%. On nous assurait que l’autoritarisme et l’efficacité économique y faisaient bon ménage. La Chine était un colosse qui ne commet pas d’erreur, en marche vers la domination du monde.
Or, depuis quelques mois, la presse anglo-saxonne a fait une véritable volte-face à cet égard et multiplie les analyses pessimistes d’une économie chinoise qui ne serait pas seulement victime d’un ralentissement conjoncturel, mais d’une crise structurelle. Le modèle n’en serait plus un. Quels en sont les arguments ?
On sait que Pékin a choisi la politique dite du zéro-COVID qui a imposé d’extraordinaires contraintes au pays, à sa population et à son économie. Les fermetures draconiennes de régions entières ont bouleversé les chaînes de valeur qui faisaient de la Chine l’atelier du monde et, par ailleurs, elles ont entraîné de telles tragédies individuelles qu’elles sont devenues progressivement insupportables jusqu’à susciter des troubles à travers le pays. Evènement sans précédent, le gouvernement a alors fait marche arrière du jour au lendemain à la fin de 2022 et a renoncé à sa politique. Tout semblait alors rentrer dans l’ordre : la croissance repartait. Soudain, fin juin, les chiffres semestriels indiquaient qu’après un bref sursaut, celle-ci se ralentit. La consommation des ménages et les investissements du secteur privé marquent le pas au point de rester inférieurs à ce qu’ils étaient en 2019. La première explication est d’estimer que la Chine n’a pas encore surmonté le traumatisme du zéro-COVID.
D’autres font un autre diagnostic en soulignant que la baisse substantielle de l’investissement privé remonte à 2015 et correspond à l’accentuation de l’intervention de l’Etat dans l’économie. XI Ji Ping aurait brisé le pacte qui avait fondé la prospérité de son pays. En effet, le message qu’avait reçu jusqu’ici le secteur privé et qu’avait respecté le pouvoir était : ‘’si vous ne faites pas de politique, vous n’aurez pas d’ennui’’. Désormais, ce n’est plus le cas : la lutte contre la corruption qui a visé les adversaires de XI, la mise au pas des géants de Haute Technologie comme Jack Ma d’Alibaba qui a purement et simplement disparu pendant quelques mois, les pressions sur les banques pour financer les entreprises publiques en témoignent. Le secteur privé n’a plus les coudées franches et le sait sans connaître les nouvelles limites qui lui sont assignées. Dans ce climat nouveau d’incertitude, il est condamné à la réserve et à la prudence. C’est le cas en particulier de l’investissement étranger qui s’est effondré en deux ou trois ans. C’est dans ce contexte que la relance de la croissance par l’injection d’argent public ne produit pas les effets anticipés : les citoyens accroissent leurs économies en liquide ; les entreprises privées n’investissent pas ; un cercle vicieux semble se mettre en place. S’y ajoute l’impact psychologique des mesures du zéro-COVID qui ont révélé un Etat brutal, arbitraire et maladroit dans le contexte plus général du durcissement d’un régime qui semble privilégier la stabilité aux dépens de la prospérité. Les apparatchiks l’ont emporté sur les entrepreneurs.
De toute façon, tout ne peut s’expliquer par la pandémie : une gigantesque bulle immobilière ne cesse d’exploser ; le niveau d’endettement des entreprises du secteur public et des collectivités locales est un secret trop bien gardé pour ne pas être préoccupant ; beaucoup d’investissements publics ont été décidés sans calcul de leur rentabilité. La guerre commerciale déclarée par Trump et poursuivie et aggravée par Biden pèse sur les calculs des entreprises pour lesquelles le marché américain est un débouché capital. La hausse des salaires conduit à chercher ailleurs, au Mexique, au Vietnam, au Bengladesh, en Indonésie la main d’œuvre à bon marché. Capitaux et main d’œuvre qualifiée quittent le pays autant qu’ils le peuvent. A plus long terme, le vieillissement accéléré de la population prive le pays d’une demande potentielle. Encore plus grave, la question de la capacité de la Chine à passer d’une économie de faible valeur ajoutée à une économie avancée est posée non pas tant par les sanctions américaines que par l’interventionnisme paralysant de l’Etat, le poids des entreprises publiques et le faible niveau d’éducation de la main d’œuvre.
Ces arguments, les Chinois évidemment les contestent. Leur pays ne traverserait qu’un ‘’trou d’air’’ temporaire. Cela étant, l’opacité statistique délibérée qui caractérise de plus en plus la Chine ne permet pas de conduire un véritable débat. Les années qui viennent diront si autoritarisme et prospérité peuvent durablement aller ensemble. Ce n’est pas une question académique. Le sort du monde en dépend économiquement et donc politiquement.
LE POINT