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Les dictateurs ont-ils gagnés ?

LA CHRONIQUE DE GÉRARD ARAUD. L’offensive anti-Occident menée par Vladimir Poutine, Xi Jinping ou Kim Jong-un ne marque pas la fin du « moment démocratique ».


Il est loin le temps où l’essayiste américain Francis Fukuyama prédisait une « fin de l’histoire » marquée par le triomphe définitif de la démocratie libérale à travers le monde. Ne subsisteraient que des poches de résistance faites de tribus qui défendraient des idées archaïques et seraient lentement avalées par la modernité occidentale.

Plusieurs décennies de mondialisation ont semblé justifier cet optimisme : le libéralisme économique a sorti de la misère des centaines de millions d’êtres humains. Pas à pas mais sûrement, la démocratisation progressait en parallèle, comme le montraient les indices publiés par le magazine britannique The Economist. Souvent, hommages du vice à la vertu plus qu’adhésion sincère à un modèle, ces réformes n’en prouvaient pas moins que l’histoire avait un sens et que c’était celui annoncé par Fukuyama.

Puis, tout s’est enrayé. La crise économique de 2007-2008 a été le tournant qui a révélé plus qu’il n’a suscité les résistances à cette vague libérale. Voilà l’Occident hier impérial qui titubait dans une crise dont il était le seul responsable et dont il infligeait les souffrances au reste du monde. Par ailleurs, le moment offrait l’occasion à la Chine de sortir de la modestie que lui avait conseillée Deng Xiaoping en son temps pour n’inquiéter personne et d’affirmer l’efficacité d’un modèle de croissance alternatif fondé sur l’autorité de l’État et la négation des libertés individuelles. Des pays qui avaient adopté le vocabulaire de la démocratie sans conviction et qui pouvaient arguer que leur société n’y était pas prête trouvaient là une raison pour chercher une autre forme de gouvernance.

Enfin, au cœur même de l’Occident, s’est dressée la protestation populiste qui remet en cause les fondements mêmes de la globalisation libérale, la libre circulation des hommes, des biens, des capitaux et des idées. Comme le déclarait la Première ministre britannique Theresa May après le vote du Brexit, ceux qui étaient de « quelque part » se révoltaient contre ceux qui étaient de « nulle part ».

En quelques années, l’indice de The Economist a donc enregistré une baisse sensible de la proportion des humains qui vivent dans une démocratie entière ou même partielle. Au sein même de l’Union européenne, la Hongrie a inexorablement érodé le pouvoir des institutions qui défendaient l’État de droit. Partout, l’État, la nation, le parti, la société ou la religion sont invoqués contre les libertés individuelles.

Chine et Russie mènent la danse
C’est dans ce contexte que les dictatures justifient désormais leur nature autoritaire en prétendant représenter la collectivité contre le supposé égoïsme de l’individu. Par ailleurs, elles peignent la démocratie comme une arme de l’Occident contre l’indépendance des peuples tout en marquant ostensiblement qu’elles, elles ne prétendent pas dicter leur comportement aux autres pays. La Chine et la Russie mènent la danse, appuyées par une bande guère reluisante où se côtoient Corée du Nord, Cuba, Syrie, Iran, Venezuela, Nicaragua. Qui se ressemble s’assemble.

Leur meilleure arme est le ressentiment que l’Occident a suscité par son recours à la force et par sa pratique du « deux poids, deux mesures ». Elles peuvent ainsi à l’occasion rallier Brésil, Afrique du Sud, Inde et d’autres mais ne commettons pas de contresens : ces pays ne partagent pas leur critique de la démocratie, mais leur volonté d’édifier un nouvel ordre international débarrassé de la suprématie occidentale. Leur combat est géopolitique et non idéologique. Ce qu’ils défendent, ce n’est pas une alternative à la démocratie mais leur indépendance. C’est un rapprochement de circonstances plus qu’une convergence.

Par ailleurs, en conclure que l’avenir est aux dictatures, que le moment démocratique s’achève, c’est oublier l’aspiration populaire à la liberté, qui ne se dément pas même si elle est écrasée ou bâillonnée : le sacrifice des femmes iraniennes, les protestations des Chinois contre la politique du zéro-Covid, les manifestations monstres dans les rues de Budapest ou de Tel-Aviv, le vote récent des Indiens et des Sud-Africains contre des partis hégémoniques rappellent que partout la société ne se laisse pas faire.

Que la Russie et la Chine s’engagent dans un durcissement contre toute forme d’opposition, qu’elles réduisent toute marge de liberté qui restait à leurs citoyens ne sont pas des preuves de force mais de faiblesse. Elles musellent les médias sociaux, elles emprisonnent ou tuent même des opposants isolés. En réalité, elles sont sur la défensive ; elles craignent l’exemple d’un Occident qui les déstabilise par sa seule existence, par son simple exemple.

Chez nous, d’ailleurs, nul parti unique, nulle idéologie totalitaire. Tout au contraire, la révolte populiste se dresse au nom de la démocratie face aux élites qui la confisqueraient, aux cours de justice qui la limiteraient et à l’Union européenne qui la viderait de son sens. On invoque le droit de la majorité qui ne pourrait plus s’exprimer face à tous ces obstacles ; on condamne la dictature des minorités. En d’autres termes, contrairement aux années 1930, la référence ultime reste la démocratie ; une démocratie plus plébiscitaire que juridique, plus ancrée dans une expérience nationale, une démocratie sans doute critiquable, mais une démocratie quand même fondée sur le libre vote des citoyens.

Regardez les images grotesques de la récente visite officielle de Poutine en Corée du Nord. Si elles ne sentaient pas le sang et la misère, elles évoqueraient un film des Marx Brothers. Les deux dictateurs ne sont l’avenir de rien, mais les remugles d’un passé qui ne veut pas mourir. Ayons confiance en nous ; mettons notre propre maison en ordre ; écoutons nos citoyens ; ne faisons la leçon à personne et donnons du temps au temps. La liberté reste irrésistible même si elle hésite parfois.

LE POINT