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Poutine, le stratège : ce que cache sa tactique de négociation

CHRONIQUE. Les négociations entre la Russie et l’Ukraine, sous médiation américaine, révèlent les enjeux complexes d’une diplomatie où la puissance l’emporte sur le dialogue.

A écouter les commentaires et les conclusions que suscite la médiation américaine entre l’Ukraine et la Russie, je me rends compte qu’ils ne prennent pas en compte la spécificité du processus compliqué que constitue une négociation.

En effet, quels qu’en soient la forme ou le sujet, la négociation procède de règles et de procédures qui se sont imposées d’elles-mêmes à l’usage. C’est une sorte de rituel informel dont on sort rarement parce que l’expérience en a appris l’utilité. Le maître mot en est la prudence face à un interlocuteur dont on se méfie toujours. On avance pas à pas… sauf quand on s’appelle Donald Trump. S’il y a un fait certain, c’est que Poutine ne l’imitera pas. La diplomatie russe est lente, précautionneuse et systématique. J’ai passé assez d’heures de négociation au Conseil de sécurité pour le savoir.

Poutine en parfait négociateur
Toute négociation commence par une phase d’observation qui conduit chacun à répéter, répéter et répéter encore ses positions les plus fermes avant que ne commence réellement le marchandage. De manière paradoxale, toute négociation est ainsi précédée d’une déclaration que l’on ne cédera sur rien. Souvent, pour décrire cette étape, vient à l’esprit l’image du gorille qui tape sur sa poitrine de ses deux poings dans l’espoir d’effrayer son adversaire avant de charger s’il n’y parvient pas. En américain, on parle d’ailleurs de chest banging pour se référer à cette affirmation préliminaire de fermeté. Tout l’art du diplomate est de se livrer à cet exercice sans fermer la porte ou, plus exactement, en l’entrouvrant de telle sorte qu’on puisse la refermer immédiatement si rien ne paraît possible de l’autre côté. Il faut donc garder à l’esprit que l’intransigeance affichée de prime abord est un exercice obligé et ne signifie pas que la négociation est vouée à l’échec.

C’est précisément là où nous en sommes aujourd’hui entre Russie et Ukraine. Le médiateur a présenté à la première les concessions qu’il a arrachées à la seconde pour prix d’un cessez-le-feu dans l’espoir évident d’utiliser ce délai pour négocier un accord de paix. Poutine a réagi comme s’il mettait en œuvre le manuel du parfait négociateur russe. De manière très prévisible, il n’a pas rejeté l’offre américaine ; il en a même prudemment accepté le principe tout en l’assortissant de conditions qui la modifient profondément en faveur de son pays. Il atteint ainsi deux objectifs, d’une part, il peut donc arguer de sa bonne volonté à Washington, où règne un maître impérieux, susceptible et imprévisible et, d’autre part, il sonde l’administration Trump pour savoir jusqu’où elle accepterait ses exigences. Il peut, à cet égard, nourrir un certain optimisme étant donné la manière brutale et méprisante dont celle-ci a traité jusqu’ici l’Ukraine.

La loi de la force
Dans ce contexte, affirmer que c’est la preuve que Poutine ne veut pas négocier, que son objectif est la subjugation de l’Ukraine et qu’il n’acceptera rien d’autre, c’est aller un peu vite. C’est, en effet, peut-être le cas, mais la réponse russe correspond à ce point à une tactique de négociation bien rodée que je serais plus prudent et attendrais le dénouement des actuels échanges russo-américains avant de conclure. Nous pouvons en tout cas affirmer sans risque de nous tromper que le président russe, comme tout négociateur à sa place, place la barre très haut pour obtenir des concessions supplémentaires de son ennemi dans le marchandage que représente toujours une négociation. Demande-t-il le plus pour se contenter du moins ou tente-t-il de saborder un exercice dont il ne veut pas, ce sont les semaines qui viennent qui nous le diront.

Tout dépendra ensuite d’un médiateur dont la faiblesse constitutive est sa volonté de parvenir à un accord le plus rapidement possible. Déduira-t-il de la réponse russe qu’il faut hausser le ton ? À l’égard de qui, d’une Russie dont il connait les capacités à résister aux pressions ou d’une Ukraine dont il a testé la dépendance et dont il a déjà « tordu le bras » sans la moindre hésitation ? Il peut aussi se décourager, rendre responsable de l’impasse une ou les deux parties et renoncer à ses efforts tout en se dégageant totalement du conflit.

Parvenu à ce point, la négociation révèle son fondement, la puissance. Quelle que soit la justesse de sa cause et le courage de son peuple, le négociateur ukrainien ne pourra pas inverser le rapport de force qui existe toujours en arrière-plan des argumentations échangées. C’est le plus fort et non le plus habile qui impose sa loi. Le résultat d’une négociation, c’est 90 % la puissance qui l’impose et 10 % le talent des négociateurs ; appréciation probablement indulgente pour ceux-ci, corporatisme oblige.

Brennus le savait lorsqu’il jetait son glaive dans la balance, qu’il affirmait vae victis, malheur aux vaincus, et qu’il mettait ainsi fin aux arguties des Romains sur les poids utilisés pour calculer le tribut qu’il leur extorquait. Or, cette réalité, Trump non seulement l’accepte, mais l’utilise sans limites et sans scrupule pour ses propres fins. Il n’est donc pas exclu qu’il l’applique brutalement aux dépens d’un pays qui n’a que le tort d’être le plus faible. Or, il méprise la faiblesse et ne comprend que la force.

LE POINT