L’administration Trump offre un modèle de ce qui attend l’Europe si elle ne parvient pas à répondre aux angoisses de sa population.
Près cent jours du mandat de Trump, oublions, même si c’est difficile, l’interminable cortège de ses contrevérités, la servilité de son entourage, l’incohérence de ses décisions et sa brutalité pour essayer de trouver une cohérence au tourbillon qui s’est abattu sur les États-Unis. En effet, le plus difficile est d’admettre qu’il n’est pas un accident de l’histoire et qu’il est le révélateur d’une réalité que nous ne voulons pas voir, la crise des sociétés occidentales.
Le génie de Trump – car il y a du génie à être élu deux fois à la tête de la première puissance au monde – a été de canaliser les colères profondes d’une société américaine qui en est venue à rejeter violemment le système politique actuel au point de préférer la rupture et ses risques à la continuité offerte par son adversaire.
Une double crise économique et identitaire l’a porté au pouvoir : d’un côté, les classes moyenne inférieure et ouvrière voient leurs revenus stagner et, de l’autre, une partie de la population ne se reconnaît plus dans les évolutions ethniques et sociétales du pays. Trump a su fusionner les deux et entend répondre à leurs attentes.
Au cours de son premier mandat, son inexpérience, son impréparation et un entourage conservateur l’avaient empêché d’aller aussi loin qu’il le voulait. Aujourd’hui, radicalisé, il revient, entouré d’extrémistes et muni d’un programme, pour réaliser ce qu’il appelle lui-même une révolution. Certains de ses termes méritent d’autant plus qu’on s’y attarde qu’on les retrouve peu ou prou dans les revendications des partis populistes européens.
Une révolte qui se veut démocratique
Le premier objectif, c’est le retour du politique, c’est-à-dire l’affirmation de la souveraineté du pouvoir issu du peuple, qui doit gouverner réellement face aux contre-pouvoirs, notamment juridiques, qui prétendent lui lier les mains. Aussi paradoxal que cette affirmation puisse paraître, le trumpisme est une révolte qui se veut démocratique, quitte à ne pas être libérale.
Juges, réglementations, agences indépendantes sont vus comme autant d’obstacles à la volonté du président et de la majorité parlementaire que le peuple américain s’est donnés. Il s’agirait de rendre au vote sa plus haute signification d’un choix pour l’avenir du pays et non d’une simple gestion de l’acquis. Deux conceptions de la démocratie s’affrontent entre, d’un côté, le pouvoir, même arbitraire, du peuple et, de l’autre, son encadrement par les règles de l’État de droit. Le débat n’est pas médiocre, même s’il est gâté par la brutalité et le cynisme avec lesquels il est posé par la nouvelle administration.
Le second objectif est la reconstitution d’une communauté nationale autour de valeurs partagées. Le refus des théories qui en altéreraient les fondements traditionnels – patriotisme, famille, religion, relations entre hommes et femmes – , la lutte contre l’immigration qui la diluerait, le retour des valeurs chrétiennes qui la fondaient y participent. Les États-Unis redeviendraient cette Jérusalem terrestre, isolée des péchés du monde, qu’ils auraient cessé d’être.
L’Amérique des années 1950
Enfin vient la réindustrialisation d’un pays qui a vu les activités à faible valeur ajoutée mais à fort contenu d’emplois s’en aller en Chine ou au Mexique. Des régions entières en ont été dévastées, par exemple l’Ohio, l’État du vice-président Vance, qui a décrit dans son livre Hillbilly Élégie la misère de ses vallées ravagées par le chômage. C’est là qu’interviennent les droits de douane pour rapatrier les industries perdues.
Les obstacles sont de taille : d’abord, on ne construit pas une usine sur une décision qui sera peut-être reportée à demain ou même dans quatre ans et on ne le fait pas en trois mois alors que les droits de douane agissent immédiatement ; ensuite, on s’expose à d’inévitables représailles qui pèsent sur les exportations. En d’autres termes, la douleur est immédiate, le bénéfice hypothétique et tardif. Par ailleurs, la vision qui sous-tend cette politique se heurte à la réalité d’une économie moderne : l’industrie aujourd’hui, ce sont des robots ainsi qu’un personnel réduit et de haute qualification, et non les bataillons ouvriers d’hier.
Le virage est donc brutal et les perspectives sont pour le moins incertaines, mais le projet a sa cohérence. À écouter les hommes de Trump, on les voit rêver d’une Amérique qui n’est plus et qu’ils veulent ressusciter ; l’Amérique des années 1950, de John Wayne, de James Stewart et de Spencer Tracy. Si c’est une révolution, elle est fondamentalement réactionnaire, fondée sur la nostalgie d’un passé idéalisé et mythifié dont on oublie les misères, les injustices et les inégalités ; c’est le sursaut d’une Amérique blanche, chrétienne, masculine et hétérosexuelle qui refuse de céder la place.
Ne nous attardons pas avec une condescendance très européenne sur la caricature que nous offre cette administration pour la dédaigner. Les États-Unis nous offrent un modèle de ce qui nous attend si nous les suivons à notre tour, nous qui traversons la même crise et faisons face aux mêmes révoltes. Chez nous aussi, on soupire sur les Trente Glorieuses. L’alternative est claire : soit nous trouvons une réponse aux angoisses que celles-ci expriment, soit à notre tour nous connaîtrons une expérience comparable.