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Politique étrangère : apprenons à nous taire

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CHRONIQUE. Le dirigeant politique aime les déclarations chocs, quand le diplomate connaît les vertus de la prudence et du silence.

La diplomatie appartient de plein droit à l’empire du verbe. Face à ses interlocuteurs, elle avertit, convainc, explique, menace, demande, exige. Qu’est-ce d’ailleurs la négociation sinon une longue conversation ? Les sarcasmes qui s’attachent aux subtilités sémantiques des déclarations du Quai d’Orsay, qui « regrette », « note », « rappelle », etc. d’une manière qui apparaît dérisoire en présence d’une tragédie, oublient que cette gradation vise à arrêter l’adversaire avant de devoir passer aux mesures de représailles ou même au recours à la force, qui sont les dernières marches de cette escalade verbale.

Les mots, en apparence banals, sont autant d’avertissements parce qu’ils portent avec eux la menace du pire si on ne les entend pas ; ils n’ont de valeur que par cette perspective du pire. Sans celle-ci, ils ne sont que du bluff, d’ailleurs parfois nécessaire mais soumis au risque que l’autre partie n’en révèle la vacuité en n’en tenant pas compte.

À l’intérieur comme à l’extérieur, un délicat équilibre
Étant donné ce rôle des déclarations, rien de plus nécessaire pour le diplomate ou le dirigeant politique que la prudence dans la présentation publique d’une politique étrangère. À l’intérieur, il ne faut ni soulever des passions qu’on aura les plus grandes peines à calmer, ni créer des attentes excessives qu’on ne pourra pas satisfaire. À l’extérieur, il ne faut ni affaiblir sa crédibilité par des déclarations contradictoires ou irréalistes, ni trop durcir le ton alors qu’on cherche l’ouverture de négociations.

Enfin, la politique étrangère s’inscrit dans un temps long. Elle doit donc toujours être en mesure de prendre en compte l’éventualité du changement de circonstances auxquelles il lui faudra réagir sans se renier. Couler sa politique dans du marbre, c’est la rendre vulnérable au tremblement de terre… Une expression suffisamment souple et générale lui permet de ne pas être démentie par les événements.

Le pragmatisme inhérent aux relations internationales exige flexibilité et adaptabilité. Il fleurit plus dans la pénombre que dans une lumière trop crue ; il n’ignore pas la nécessité de recourir parfois au secret. Tout ce qu’on dit doit être vrai ; tout ce qui est vrai, on n’a pas à le dire.

Le dirigeant respecte rarement ces préceptes. Il veut faire la une des journaux et on la fait rarement avec des prudences de langage. Il hausse donc le ton : on l’entendra mais, par la même occasion, on se rappellera qu’il a dit l’inverse ou presque quelques mois plus tôt. Esclave des médias, il accepte de répondre à toutes les questions et comme il ne peut se répéter sauf à lasser le lecteur, il va toujours plus loin ; à chaque fois qu’il aborde le sujet, il en rajoute dans la fermeté et dans la condamnation afin de créer l’événement. Il rend ainsi plus difficile le compromis. Ce qui aurait dû être une démarche calculée devient alors une course en avant que plus personne ne contrôle.

Utile langue de bois
De leur côté, les Européens, qui dans les faits ne conçoivent qu’avec la plus extrême réticence de recourir à la contrainte – économique, politique ou militaire – dans leurs relations extérieures, ne se rendent pas compte que cette vision louable des relations internationales les condamne au rôle du prêcheur qu’on écoute poliment mais qu’on raille dans son dos.

La politique étrangère, ce n’est pas le pape appelant de pieux pèlerins à la vertu de son balcon, mais un dialogue avec des puissants dont l’intérêt est le guide et que seule la fermeté peut convaincre. L’action sans la puissance mène au désastre ; les mots sans les actes combinent le pire des deux mondes : ils ne servent à rien tout en mécontentant l’interlocuteur. C’est néanmoins, le plus souvent, le choix de la plupart des États occidentaux lorsqu’ils sont confrontés à une situation qui, d’un côté, remet en cause leurs valeurs et parfois leurs intérêts et qui, de l’autre, les conduit à conclure qu’ils ne peuvent rien faire pour la modifier parce qu’ils n’en ont pas les moyens ou parce que ce serait trop coûteux ou trop risqué pour eux.

diplomate a donc peu de chance d’être entendu lorsqu’il rappelle la valeur du silence, l’utilité de la langue de bois et le rôle réconfortant des platitudes. Trop parler, c’est se lier les mains, s’enfermer dans une posture dont il faudra probablement sortir ; le faire trop clairement, c’est souligner ses reculs et ses contradictions ; c’est fermer des portes alors que le rôle du diplomate est de les ouvrir ; c’est obliger les autres à sortir à leur tour de l’ambiguïté et mettre ainsi en valeur un différend jusque-là implicite ; c’est aussi éventuellement souligner son impuissance.

Que de fois ai-je hurlé, dans mon for intérieur, « taisez-vous » en entendant une déclaration dont je ne contestais pas le fond mais l’opportunité. À quoi bon, soupirais-je, révéler son jeu avec le double risque de rendre ostensible un échec et de mobiliser les oppositions ?

Chez certains, c’en devient un trait de caractère qui perturbe leurs calculs les plus justes en suscitant de toutes pièces des obstacles qu’on pouvait contourner ou, à tout le moins, réduire par l’explication, la prudence et la modération. Au diplomate ensuite de réparer les dégâts.

LE POINT

Observateur privilégié de la marche du Monde, Gérard Araud est un homme de médias

Il est fréquemment interviewé en tant qu’expert des affaires étrangères par CNN, la BBC … En France, il est chroniqueur au Point, rubrique « International ». Il intervient également sur France Inter où tous les jours, il apportait son éclairage sur les élections américaines dans sa chronique « Good morning America ! ». On peut l’entendre régulièrement sur France Culture, France Info, …

En 2019, il publie chez Grasset « Passeport Diplomatique » où il décrit les arcanes de la diplomatie française aux Etats-Unis au ttravers de passionnants portraits d’Obama, de Trump, … qu’il a cotoyés.