CHRONIQUE. Lors du sommet de l’Otan, on a vu des Européens prêts à tout pour ne pas perdre la protection américaine. Qui parle encore d’autonomie stratégique?
Le sommet de l’Otan qui vient de se tenir à La Haye évoque irrésistiblement Tacite, qui, dans les Annales, décrit les sénateurs face à l’empereur : « Ils se ruaient à la servitude. » Oui, le parallèle est parfait : l’empereur, en l’occurrence évidemment Donald Trump, et les sénateurs, les dirigeants européens, qui ont tout fait pour lui complaire jusqu’à en perdre leur dignité.
Qu’on en juge : de peur de l’ennuyer et de le voir quitter brutalement la réunion comme il l’a fait récemment au G7, on a réduit celle-ci à une seule session – au lieu des trois ou quatre habituelles –, où les trente-deux chefs d’État et de gouvernement n’ont eu que quelques minutes pour s’exprimer. Avant même l’arrivée de l’empereur, le secrétaire général de l’organisation lui a envoyé un message où, dans le plus pur style nord-coréen, il le couvrait des compliments les plus emphatiques. Qu’on n’y voie pas de l’habileté pour jouer de la vanité incommensurable du président américain ; c’est surtout la preuve que Mark Rutte, pourtant ancien Premier ministre néerlandais, est prêt à se couvrir publiquement de ridicule pour s’attirer les bonnes grâces de celui qu’il désigne ainsi comme son suzerain.
Cette vassalité ne fut pas seulement proclamée dans la mise en scène, mais aussi dans le texte de la pièce. En effet, dans un bel élan, les États membres ont affirmé leur volonté de consacrer 5 % de leur PIB à leur sécurité, dont 3,5 % à leur défense. Pourquoi ce chiffre ? Résulte-t-il d’une étude et d’un débat ? En connaît-on la substance ? Que nenni : c’est Donald Trump qui l’a exigé sans le moindre argument et les Européens ont suivi sans broncher. Certes, comme disait un président français, les promesses n’engagent que ceux qui les reçoivent ; certes, il est assuré qu’à part des États membres dont la sécurité est directement menacée, comme les États baltes et la Pologne, ce chiffre ne sera pas plus atteint que le précédent – seulement 2 % –, mais le fait même de l’accepter prouve que les Européens étaient prêts à tout pour satisfaire Trump, qui, pour ajouter l’injure à l’insulte, a annoncé qu’il punirait l’Espagne, qui ne s’est pas associée à cette comédie. En effet, Madrid a sauvé l’honneur en refusant un chiffre totem dont la seule raison d’être est le caprice de l’empereur.
L’héritage de 1945 et de 1990
Pourquoi cette servilité ? Pourquoi cette servitude ? La raison en est l’attachement existentiel de nos alliés à la garantie américaine. Toute protection a un prix. De manière pragmatique, pour payer la prime de l’assurance qu’ils obtiennent ainsi, ils jugent naturel le leadership des États-Unis au sein de l’Otan, l’organisation qui symbolise cette alliance faite de solidarité et de subordination.
Certes, les Européens soupirent discrètement lorsqu’ils trouvent le parrain américain maladroit ou brutal et ils chuchotent aux Français qu’ils partagent leur analyse, mais, en fin de compte, il faut un événement aussi rarissime que la crise irakienne de 2003 pour que certains d’entre eux, non sans hésitation, expriment publiquement leur désaccord. Au lendemain du plus épouvantable désastre de leur histoire, ils ont fait un choix existentiel en 1945 pour les uns et dans les années 1990 pour les autres et ils s’y tiennent.
Mais les intérêts ne sont pas les seuls à souder les Européens derrière les Américains : il faudrait y ajouter l’intensité des rapports humains, culturels, économiques et financiers qui se sont noués au fil des décennies depuis 1945 ; un monde anglophone où on vit tourné vers New York et Washington plus que vers Paris et même Londres. C’est en Europe de l’Est qu’on ressent le plus intensément cet attachement viscéral au monde atlantique. Les souffrances de quarante années de communisme nourrissent le zèle de néophyte de sociétés qui découvrent simultanément liberté et prospérité et l’attribuent plus aux États-Unis qu’à l’Union européenne. On y rêve d’étudier dans les universités outre-Atlantique ou d’obtenir une bourse dans les « think tanks » de Washington ; on n’y connaît plus la France, voire on s’en méfie.
Un réflexe de vassaux
Dans ce contexte, rien de surprenant à ce que nos partenaires regardent avec la plus grande méfiance tout ce qui pourrait affaiblir la garantie américaine en laissant entendre qu’on pourrait lui substituer un mécanisme quelconque. Ils ne veulent donc ni de défense européenne ni d’autonomie stratégique ; tout au contraire, ils se disputent la présence de généraux et de soldats américains sur leur sol et malgré les rebuffades de Washington, ils continuent de s’armer outre-Atlantique. Face à Trump, ils se disent qu’après tout, le premier mandat n’a pas mis en danger l’Alliance transatlantique et ils sont prêts à payer le prix pour atteindre le même résultat au cours du second, quitte à y perdre un peu de leur dignité.
Le jeu en vaut la chandelle. Ils peuvent d’ailleurs se dire qu’à cet égard, le sommet de La Haye a été un succès : l’empereur est reparti content. Il serait trop facile de ricaner ou de s’indigner alors qu’à leurs yeux, l’Alliance Atlantique signifie paix, liberté et sécurité après les souffrances sans nom du XXe siècle. Il faudrait que Trump fasse beaucoup pour les conduire à renoncer à un choix dont l’histoire leur a prouvé la nécessité et les bénéfices.
