CHRONIQUE. Caractériel, le ministre russe des Affaires étrangères est craint par les diplomates occidentaux. Mais Poutine ne lui délègue que peu de pouvoir.
Chaque pays a son propre style de négociation. On ne négocie pas de la même manière avec les Américains, les Allemands ou les Chinois. J’imagine que nos partenaires se font les mêmes réflexions lorsqu’ils ont des Français en face d’eux. À cet égard, je pourrais leur donner des tuyaux….
La Russie n’y fait pas exception, loin de là. Ses diplomates, qui sont toujours de grande qualité, défendent leur position virgule par virgule dans la conviction que les relations internationales sont un jeu à somme nulle. Inutile d’agiter devant eux la perspective d’une solution « gagnant-gagnant », ils poursuivront leur guerre de tranchées jusqu’à épuisement, le vôtre venant souvent avant le leur. Aux Nations unies, lorsque mes collaborateurs épuisés venaient se plaindre de l’obstruction russe dont ils ne comprenaient souvent pas les raisons, parce qu’il n’y en avait pas au-delà de la volonté de ne pas concéder un succès à l’autre partie, je me contentais de leur répondre : « Tenez, tenez ; sacrifiez votre nuit ; c’est la seule manière d’obtenir leur respect et de parvenir à un compromis. »
Sergueï Lavrov, issu du ministère russe des Affaires étrangères, s’inscrit pleinement dans cette tradition d’une diplomatie professionnelle et conflictuelle. Lorsque j’ai pris mes fonctions au Conseil de sécurité en 2009, on y parlait encore de lui (il y avait siégé pendant une dizaine d’années), de ses cigarettes allumées l’une après l’autre alors que le règlement l’interdit dans l’enceinte du Conseil, des caricatures de ses collègues qu’il faisait circuler et plus largement d’une arrogance souveraine à laquelle il était difficile de résister. Ses collègues le craignaient ; les jeunes diplomates s’en amusaient ou l’admiraient.
Brutal et sarcastique
Je n’étais pas surpris de cette réputation : en tant que directeur politique accompagnant le ministre français, j’avais eu l’occasion d’en faire l’expérience. La courtoisie n’avait apparemment pas de prise sur lui : brutal et sarcastique, menteur comme un arracheur de dents, il agressait son interlocuteur qui, lui, naïvement restait poli et confondu par tant d’impudence. Observateur de la scène derrière mon ministre qui, en général, sortait furieux de la séance, je me demandais cependant ce que recherchait ainsi Lavrov : peut-être affirmer la puissance de son pays, ce qui n’allait pas de soi il y a une décennie. J’y voyais aussi le reflet d’une diplomatie russe qui ne raisonne qu’en termes d’intérêts nationaux et de rapports de force et est totalement imperméable à la notion d’une communauté internationale fondée sur des règles de droit.
Lavrov bénéficie par ailleurs d’une longévité – il a pris ses fonctions en 2004 – qui rappelle des prédécesseurs qui, depuis le XIXe siècle, ont eux aussi occupé longtemps cette fonction parfois pendant des décennies comme Gortchakov (26 ans), Giers (13 ans), Molotov (10 ans) ou Gromyko (28 ans). La politique étrangère russe en acquiert évidemment une continuité et un professionnalisme qui manquent parfois à celle des pays occidentaux. Dans le cas de Lavrov, le fait qu’il soit un diplomate de carrière et ait servi comme représentant permanent de son pays à l’ONU contribue à accentuer cet avantage. Non seulement il connaît parfaitement à peu près tous les dossiers de politique étrangère, qui passent tous tôt ou tard au Conseil de sécurité, mais il y a appris les forces et les faiblesses de ses interlocuteurs, que ce soit un Américain ou un Français, et il en joue avec talent.
On l’a compris : Sergueï Lavrov n’est un interlocuteur ni facile ni sympathique, mais il force le respect. Le visage alourdi à 71 ans, un verre de whisky sec à la main, la cigarette au bec, le sourire rare, le mépris aux lèvres, il veut en imposer plus que convaincre par ses arguments. Cela étant, il n’est que la voix de son maître, ce qui est, après tout, le destin de la plupart des ministres des Affaires étrangères, en particulier dans les régimes autoritaires.
Petit télégraphiste
Si Poutine était un dirigeant libéral, je ne doute pas que Lavrov le deviendrait à son tour. En effet, non seulement le système russe est centré sur un seul décideur, Poutine, mais le ministre des Affaires étrangères ne fait pas partie du cercle étroit des conseillers proches qui se réunissait avant le Covid, chaque samedi, dans la datcha du président. Lavrov est un exécutant ; il n’est pas un décideur. Il est le petit télégraphiste de Poutine. Dans ce contexte, sa marge de manœuvre est quasiment nulle, d’autant que son chef, loin de tout lui dire, garde soigneusement ses cartes pour lui afin de pouvoir décider ce qu’il veut quand il veut selon les circonstances du moment.
La crise ukrainienne en est un excellent exemple : la Russie a formulé des exigences extrêmes dont Lavrov est trop expérimenté pour ne pas savoir qu’elles sont inacceptables par les Occidentaux. Néanmoins, il ne cesse de les répéter avec toujours la même hauteur. Il n’a pas le choix : seul Poutine pourra décider au moment qui lui conviendra si, oui ou non, les propositions américaines le satisfont. D’ici là, Lavrov n’a d’autre choix et d’autre mission que de « bétonner » dans l’attente de l’oukase qui tombera tôt ou tard du Kremlin et qu’il lui reviendra alors de défendre quel qu’il soit. Et il le fera avec talent.
SOURCE : LE POINT