CHRONIQUE. Les États-Unis nous paraissent proches culturellement alors que la religion ou le rôle de l’État y creusent un fossé avec l’Europe.
Nous, les Européens, nous croyons connaître les États-Unis. Non seulement nous partageons avec nos cousins d’outre-Atlantique des institutions démocratiques et portons comme eux un projet de société et d’économie libérales, mais nous sommes nourris du cinéma et de la musique américaine qui ne cessent de nous bercer depuis notre enfance. Par ailleurs, les informations nous ramènent toujours vers la vie politique d’un pays qui, première puissance du monde, influe sur notre vie quotidienne. Des vacances, en général à New York, et des notions d’anglais, confirment aisément ce sentiment de familiarité transatlantique. Chaque Européen porte donc en lui une image des États-Unis où se mêlent le Far West et Marilyn Monroe, les armes et l’obésité, le débarquement du 6 juin 1944 et la guerre du Vietnam, Kennedy et Trump, dans un bric-à-brac quasiment infini et parfaitement incohérent. En tout cas, qu’il soit allemand ou lituanien, portugais ou français, il aura la certitude de comprendre une société américaine dont il se sent proche malgré les petites surprises qui font le plaisir du voyage.
Qu’en est-il en réalité ? Lors de mon premier séjour aux États-Unis, comme jeune diplomate à notre ambassade à Washington, mon homologue britannique, qui était, à mes yeux, la quintessence de son pays – accent d’Oxford, origines aristocratiques, excentricités vestimentaires et humour pince-sans-rire –, me dit un jour sa stupéfaction de se sentir « européen » face à ses interlocuteurs américains. Il n’exprimait pas la découverte d’une solidarité politique que toutes ses démarches contraires aux miennes démentaient, mais le sentiment nouveau pour lui de découvrir que tout insulaire qu’il était – Dieu sait s’il l’était –, il appartenait à la même civilisation que ses collègues français ou italien et qu’il leur était plus proche que des Américains, dont son pays voulait être le meilleur allié.
En effet, une fois passé le plaisir de s’immerger dans une vie nouvelle et de bénéficier de l’hospitalité naturelle des Américains, tout résident européen aux États-Unis, s’il a le moindre sens de l’observation, va de surprise en surprise en se rendant compte à chaque pas à quel point les deux continents sont beaucoup plus éloignés qu’il ne le pensait. J’avais même l’habitude d’expliquer aux jeunes diplomates qui arrivaient à l’ambassade à Washington que les similitudes évidentes entre nos sociétés risquaient de les induire en erreur s’ils voulaient comprendre l’américaine. Ce n’était pas la proximité qui devait fonder leur analyse mais, au contraire, la différence. « Faites comme si vous étiez à Pékin », leur disais-je en plaisantant à moitié.
Prenez la religion, par exemple. Les États-Unis ont été fondés par des puritains qui entendaient créer une Jérusalem terrestre sous l’empire absolu de la Bible. Plus du tiers des Américains sont, encore aujourd’hui, des pratiquants réguliers (4,5 % en France). Comment ne pas comprendre que cette statistique a des conséquences profondes sur la vie sociale et politique du pays ? Non seulement un président ne pourrait être élu s’il était athée ou même seulement agnostique, non seulement partout, de la manière la plus naturelle, on vous demande votre religion et on la respecte, mais les interdits religieux conservent toute leur force dans une grande partie des États-Unis. Le combat acharné mené depuis des décennies contre le droit à l’avortement que n’a jamais pu voter le Congrès et qui n’avait été consacré que par la décision de la Cour Suprême (qui vient d’être annulée) le rappelle.
L’État, l’ennemi dont on se méfie
Un autre exemple, le rôle de l’État. Les États-Unis sont le fruit d’une révolte contre un État colonial oppresseur. Leur immensité a longtemps permis à tous les aventuriers de s’affranchir de la pesanteur de la loi. De leur côté, vague après vague, les immigrants ont afflué et continuent de le faire pour créer cette société américaine en perpétuel devenir. Ils fuient tous, sans esprit de retour, un État qui soit les persécutait pour leurs convictions politiques ou religieuses, soit les condamnait à la misère. Ce qu’ils demandent tous à leur nouvelle patrie, ce ne sont pas des allocations sociales, mais la possibilité de travailler, dur si nécessaire, dans la certitude qu’aux États-Unis le travail est récompensé.
Les statistiques prouvent qu’il y a beaucoup de mythologie derrière ce « rêve américain », mais celui-ci reste entier. L’État, aux États-Unis, c’est donc toujours plus ou moins l’ennemi dont on se méfie et dont on ne veut pas qu’il soit trop intrusif et trop coûteux. On conserve des armes à la fois parce qu’on juge que c’est à chacun de se défendre sans avoir à demander l’aide du gendarme, mais aussi, si nécessaire, pour résister si l’État devient oppresseur. On limite le champ des services sociaux parce qu’on estime qu’il suffit de travailler pour s’en sortir et parce que les impôts privent le citoyen du fruit de son labeur.
J’ai à l’esprit d’autres exemples que j’ai pu vérifier au cours de mes pérégrinations à travers le pays, mais je voudrais y ajouter son extrême diversité, que peuvent dissimuler la répétition des enseignes commerciales ou l’uniformité désolante de l’urbanisme. Diversité ethnique d’un pays d’immigration tempérée par la volonté commune de s’intégrer ; diversité sociale, fruit d’inégalités béantes mais largement acceptées ; diversité, enfin, culturelle entre une Amérique chrétienne en recul démographique, arc-boutée sur ses croyances, et une Amérique plus jeune et plus ouverte sur le monde. Longtemps encore, nous nous étonnerons du paradoxe d’une Amérique à la fois si proche et si éloignée de nous.