CHRONIQUE. Les présidents russe, turc et iranien ont tenu à afficher leur unité face à l’Occident, mais ils demeurent des rivaux dans bien des domaines.
Les présidents russe, turc et iranien se sont réunis à Téhéran pour afficher leur proximité dans une démarche qui n’est pas neutre, au moment où l’un d’entre eux a envahi son voisin et se heurte à l’hostilité des pays occidentaux.
Que le Turc et l’Iranien se soient prêtés à une mise en scène permettant au Russe de prouver qu’il n’est pas isolé sur la scène internationale malgré l’agression qu’il conduit est d’autant plus paradoxal, au moins en apparence, que les trois pays sont beaucoup plus rivaux que partenaires sur la scène internationale.
La Turquie soutient activement l’Ukraine et n’oublie pas que la Russie est son ennemi historique. L’Iran et la Turquie, quoiqu’unis par leur combat commun contre les Kurdes, s’affrontent à travers le Moyen-Orient de Beyrouth à Bagdad, comme ils l’ont fait durant des siècles. Enfin, la Russie s’inquiète des menées islamistes dans le Caucase et en Asie centrale, qu’elles soient inspirées par les Frères musulmans actionnés par Ankara ou par les mouvements financés par Téhéran. La Russie n’a par ailleurs aucune envie que la République islamique n’acquière l’arme nucléaire et s’est associée aux efforts des pays occidentaux et de la Chine pour s’y opposer en négociant et en votant au Conseil de sécurité les résolutions de sanctions.
L’ennemi de mes ennemis…
Mais alors, qu’est-ce qui pousse Poutine, Erdogan et Raïssi à négliger ce qui les sépare, qui est ancien et profond, pour privilégier ce qui peut les rapprocher, qui est récent et superficiel ? Les relations internationales sont souvent plus simples à comprendre que l’on ne l’imagine : dans ce domaine, rien de plus pertinent que le dicton « les ennemis de mes ennemis sont mes amis ». Voilà le ciment de cette improbable entente, l’ennemi en question étant… l’Occident.
Pour l’Iran et la Russie, nul doute à cet égard puisque les deux pays subissent les régimes de sanctions les plus draconiens jamais imposés, le premier par les États-Unis et le second par l’ensemble des pays unis par la même indignation après l’invasion de l’Ukraine. Mais la présence de la Turquie dans le trio lui donne une dimension autre qu’un cartel des sanctionnés. Voilà un membre de l’Otan, candidat à l’adhésion à l’UE, qui, lui, ne souffre d’aucun ostracisme qui le rejetterait dans un camp des exclus du système international.
Qu’Erdogan se rende à Téhéran est sans doute le vrai événement du sommet. Il en connaît la symbolique hostile à l’Occident et il s’y associe sans état d’âme. Une fois de plus, un signal nous est envoyé d’Ankara d’une volonté de contester l’ordre géopolitique actuel. Nous n’avons pas vu celui que nous envoyait Moscou ; ne renouvelons pas la même erreur. Le centenaire de la République turque, l’année prochaine, pourrait être l’occasion pour Erdogan d’éclipser Atatürk en remettant en cause, en mer Égée, le règlement territorial que celui-ci a accepté en 1923, au traité de Lausanne. Que notre solidarité avec la Grèce et Chypre soit claire et ferme afin d’éviter que la Turquie ne commette la même erreur de calcul que la Russie en Ukraine.
Cette rencontre est, par ailleurs, une leçon à plusieurs titres pour les Américains et les Européens. Elle rappelle d’abord que leur domination du système international, qui était incontestable depuis la chute du bloc communiste, ne l’est plus et que des rivaux relèvent la tête, que ce soit ce trio, l’Inde, la Chine ou d’autres. Elle souligne également que, dans un modèle multilatéral, les rapprochements sont fluides et pragmatiques. Ce serait une erreur de voir à Téhéran l’alliance de trois dirigeants autoritaires en guerre contre la démocratie. Nulle idéologie ici mais des intérêts communs, d’ailleurs partiels et peut-être temporaires. Ils ne combattent pas l’Occident en tant que porteur de valeurs mais en tant que détenteur de puissance.
Front des autocrates
Déjà, pourtant, certains parlent du « front des démocraties contre les autocraties », au risque d’en faire une prédiction autoréalisatrice. Les régimes autoritaires, qui sont d’ailleurs de caractères différents, ne mènent aucune croisade même si, à l’occasion, ils soutiennent, à l’étranger, des partis qui leur sont proches ; les valeurs leur sont trop indifférentes pour ne pas s’en tenir à la défense de leurs intérêts. Ne leur opposons pas un « Occident » qui ne serait, dans les faits et aux yeux de tous, qu’une coalition dirigée par les États-Unis, dont les vertus proclamées de respect du droit international et des droits de l’homme ne seraient, de surcroît, pas toujours convaincantes : on ne peut en faire étalage tout en se rendant à Riyad ou à Abou Dhabi pour en étreindre les dirigeants….
Ne voyons donc pas dans la réunion de Téhéran et dans toutes celles du même type qui ne manqueront pas l’apparition d’un monde fragmenté en camps irréconciliables, mais, au contraire, l’aube d’un monde fluide où les intérêts feront ou déferont en permanence les rapprochements et où l’affirmation obsidionale d’un Occident fermé sur lui-même risquerait, au contraire, de figer les positions des uns et des autres. L’Occident, c’est un club de pays aux valeurs et souvent aux intérêts proches, ce n’est pas et ce ne doit pas être un bloc.
LE POINT