CHRONIQUE. Pékin soutient le régime de Vladimir Poutine mais se refuse toujours à lui fournir des armes. Combien de temps cela peut-il durer ?
La Chine a été surprise par la décision russe de lancer la guerre en Ukraine et elle n’a accueilli celle-ci qu’avec une réserve où il était difficile de ne pas sentir une sourde désapprobation. Sa prospérité dépendant des échanges internationaux, elle considère sans aménité toute initiative qui peut les bouleverser. D’ailleurs, les sanctions décidées contre l’agresseur ont imposé des choix cornéliens aux entreprises chinoises qui ne peuvent se permettre de se couper des marchés occidentaux ; pour la plupart, elles s’y sont donc conformées.
De manière plus globale, le bilan d’une année de guerre est mitigé pour la Chine. En effet, dans un premier temps, nul à Pékin n’a dû regretter que la Russie, expulsée du marché européen, ne devienne un fournisseur captif de cette énergie dont le pays a tant besoin. Il faudra du temps pour construire les infrastructures nécessaires, mais, désormais, le gaz russe n’aura d’autre choix que de s’exporter vers l’Est, c’est-à-dire vers l’Inde et la Chine. Une satisfaction discrète a dû également accompagner l’analyse que le conflit modifiait sans doute durablement l’équilibre de la relation bilatérale aux dépens d’un belligérant en quête de soutien.
Progressivement, cependant, la prolongation de la guerre a plongé la Chine dans la perplexité. En effet, elle fait non seulement peser sur les relations internationales une incertitude dont elle ne veut pas, le pays se relève difficilement de la crise du Covid, mais elle accrédite l’hypothèse d’une défaite de l’allié russe. Or, que celui-ci soit affaibli, passe encore puisque son partenaire en acquiert une autorité renforcée, mais qu’il le soit au point de perdre son statut de grande puissance laisserait la Chine sans allié de poids. Elle se retrouverait alors dans la situation de l’Allemagne de Bismarck et de Guillaume II, qui ne pouvait accepter l’affaiblissement de l’Autriche-Hongrie. La Double Monarchie n’était vue à Berlin que comme un « brillant second », mais encore fallait-elle qu’elle reste une grande puissance aux côtés de l’Allemagne. On peut se demander si, aujourd’hui, mutatis mutandis, la Chine n’est pas dans la même position vis-à-vis de la Russie. Elle n’éprouve aucune sympathie pour l’entreprise de Poutine en Ukraine, mais son intérêt est que celui-ci s’en sorte le mieux possible.
Voilà donc, soudain, la Chine pleine de sollicitude pour Moscou, d’autant que, pendant ce temps, la politique américaine lui fait prendre conscience de sa « solitude stratégique » en Asie. Ce n’est pas seulement que les États-Unis lui ont déclaré la guerre technologique en interdisant tout transfert de microprocesseurs avancés ; c’est que, dans le Pacifique, ils mettent en œuvre une politique d’endiguement dont un rapprochement avec les Philippines n’est que le dernier épisode ; c’est enfin que, sous couvert d’entraînement et de formation, ils accroissent leur présence militaire à Taïwan dont ils s’étaient retirés il y a une trentaine d’années. Initiatives que n’accompagne aucun dialogue politique entre les deux superpuissances alors qu’un climat de violente hostilité antichinoise dans l’opinion publique américaine laisse peu d’espoir d’un apaisement des tensions. Dans ce contexte, alors que le Japon réarme et que les États-Unis constituent une coalition qu’il est facile, vue de Pékin, de qualifier d’encerclement, nulle surprise que la Chine ne soit plus que jamais attachée à son partenariat avec une Russie qui doit rester puissante pour être un allié de valeur.
Taïwan en ligne de mire
C’est avec cet arrière-plan que se déploie l’exercice de funambulisme auquel est condamnée la diplomatie chinoise. D’un côté, elle affiche sa proximité avec la Russie en envoyant à Moscou le conseiller d’État Wang, le vrai maître de la politique étrangère chinoise, pour affirmer haut et fort le caractère indéfectible de la relation bilatérale mais, de l’autre, elle a jusqu’ici évité de procurer des systèmes d’armes à la Russie, comme l’a avertie de ne pas le faire le secrétaire d’État Blinken. Elle publie par ailleurs un plan de paix qui, à coups d’ambiguïtés et de généralités, ne reprend pas les thèses d’un des deux belligérants.
Elle ne peut prendre ouvertement le parti de la Russie, ce qui non seulement exposerait ses entreprises aux sanctions occidentales mais ferait une plaisanterie de son attachement, répété sur tous les toits, à la paix et au droit international. À l’évidence, elle voudrait mettre un terme le plus rapidement possible au conflit, si possible aux meilleurs termes pour la Russie, tout en n’apparaissant pas s’aligner sur elle. L’exercice qui tient du funambulisme est délicat. Il n’est pas assuré qu’elle puisse le poursuivre indéfiniment. Une détérioration de la situation de la Russie sur le champ de bataille pourrait la contraindre à sortir de cette apparence d’impartialité. Elle pourrait alors imiter l’Allemagne de 1914 en venant au secours de son « brillant second » dans des circonstances moins lourdes de conséquences, du moins pouvons-nous l’espérer.
Enfin, on ne peut évoquer le rôle de la Chine dans ce conflit sans faire référence à Taïwan. En tout cas, si elle a une leçon à tirer de la guerre en Ukraine, c’est qu’il ne faut jamais recourir à l’instrument militaire d’un cœur léger. L’héroïsme ukrainien est un avertissement pour l’état-major chinois : s’emparer de l’île risquerait de n’être pas une promenade militaire.