Tout en retraçant dix grandes négociations européennes depuis le XVIIIe siècle, l’ex-ambassadeur Gérard Araud tire de fructueuses leçons pour l’avenir.
Le rêve de l’historien est de tirer des leçons du passé. Le rêve d’un diplomate qui se retourne sur l’histoire diplomatique ne saurait être différent ; c’est du moins celui accompli par notre chroniqueur Gérard Araud, ex-ambassadeur à Washington, qui revisite magnifiquement dix épisodes de négociations européennes, dix « contes » diplomatiques dont il tire une morale possible et actuelle.
Avec la guerre en Ukraine, écrit-il, « l’Europe doit se réhabituer à vivre une tragédie et non un drame bourgeois. » Or la tragédie, c’est l’Histoire. Cette Histoire sur laquelle l’Europe régna longtemps. Tirons au moins profit de ce legs tragique.
L’ouvrage d’Araud sera un utile viatique à nos plénipotentiaires assez légers en histoire si tant est qu’ils aient assez de curiosité pour se convaincre que la géopolitique en est la fille. On ne négocie pas avec un Russe comme avec un Chinois, un Américain ou un Britannique. Certes, l’Histoire ne se répète pas, mais au-delà d’un remarquable récit des morceaux de bravoure diplomatique, le vieux loup d’ambassade l’accompagne de prudents conseils. En matière de diplomatie aussi, il existe des invariants humains.
Un œil sur le monde. Ancien diplomate, ancien ambassadeur de France aux États-Unis, Gérard Araud est chroniqueur au « Point » depuis 2019. Ses chroniques sont à retrouver tous les dimanches sur notre site.
Sa relecture de la paix d’Amiens, signée en 1802 entre Napoléon et le Royaume-Uni, remise en question sous le prétexte de l’île de Malte non évacuée par Londres, l’incite ainsi à comparer les paix globales et les paix partielles et à évoquer le Brexit, autre exemple de compromis limité. Si l’on s’en contente, un rien peut relancer le conflit, mais on peut espérer que la trêve aura développé l’esprit d’entente. Ce ne fut pas le cas après Amiens. Attendons de voir pour le Brexit que menace la question de l’Irlande.
La « force des choses ». C’est peu dire qu’en déclarant la guerre à la Prusse après la dépêche d’Ems, habile chiffon rouge agité par Bismarck sous le nez du taureau français, Paris fut aveuglé par la passion belliciste et la nostalgie impériale qui fut une autre passion. Araud nous met en garde contre les passions droits-de-l’hommistes et autres enflammades idéologiques, qui nous incitent à voter des sanctions à l’égard de la Chine ou de la Russie, sans regarder à leur efficacité. À refuser toute négociation avec Poutine au nom d’une reductio ad Hitlerum ou bien à inciter l’Ukraine à poursuivre dans le chemin de la guerre.
Déroulant la passionnante genèse de l’Entente cordiale, Araud rappelle qu’on la dut moins à l’habileté de nos deux diplomates phares, Théophile Delcassé et Jules Cambon, qu’à la « force des choses » de l’échiquier européen : malgré Fachoda, Londres devina que l’heure avait sonné d’enterrer la hache de guerre avec Paris fragilisé dans son duel avec Berlin lancé dans une Weltpolitik inquiétante. Équilibre, équilibre, le maître mot de la sage Albion. Cette « force des choses » parente de la Realpolitik bismarckienne, il la retrouve dans l’abstention américaine en 1940 sur le terrain européen, comme dans son engagement après 1945 ou dans la prudente intervention de l’Otan dans la guerre en Ukraine.
Dans sa préface, Araud affirme que les puissances de notre monde multipolaire, Chine, Russie, Inde, Brésil, États-Unis, n’ont pas notre expérience du concert européen et de ses dérapages. Elles ont probablement d’autres expériences et d’autres morales. Que les spécialistes de Paris, et d’autres, lisent cet ouvrage très plaisant, ce sera déjà bien.
Lorsqu’on compare les termes que la France obtient à Utrecht et à Rastatt à ceux qu’on voulait lui imposer trois ans plus tôt et qu’elle était prête à accepter, le contraste est saisissant. Lorsque Louis XIV meurt, le 1 er septembre 1715, la France est épuisée et en faillite mais ses frontières intactes. Un Bourbon règne à Madrid, gage d’une alliance franco-espagnole qui prendra bientôt le nom de « pacte de famille ». Les Britanniques ont tiré leur épingle du jeu et ont consacré leur entrée dans le cercle étroit des grandes puissances d’où sortent discrètement les Provinces-Unies : ils arrondissent leurs possessions d’Amérique du Nord, ils conservent Gibraltar et Minorque et ils se débarrassent de l’épine que représentaient les corsaires de Dunkerque. Les Néerlandais, âmes de la coalition, s’en tirent beaucoup moins bien. Ils n’ont qu’à s’en prendre à eux-mêmes. Ils sont passés bien près du triomphe en 1710 et se sont laissé emporter par leur ressentiment. En politique étrangère, rien n’est plus dangereux que de se laisser aller aux sentiments.
Il faut savoir mettre fin à une guerre. Rien de plus simple, en apparence : les uns doivent admettre leur défaite parce qu’ils concluent qu’ils ont épuisé leurs ressources humaines ou financières ou parce qu’ils craignent un désastre encore pire, tandis que les autres, au contraire, doivent juger qu’ils ont atteint leurs objectifs et qu’ils peuvent encaisser le bénéfice de leurs succès. Il ne leur reste plus qu’à s’asseoir autour d’une table. Dans les faits, vainqueur et vaincu peuvent aisément rater l’occasion de le faire. Le vainqueur peut se laisser emporter par le sentiment de la victoire et offrir des conditions qui poussent le vaincu à poursuivre le combat avec la force du désespoir ; mais celui-ci doit également être prêt aux inévitables sacrifices que lui impose sa situation.
Dans les deux camps, force d’âme et sens politique sont nécessaires. Quand on est fort, on n’est pas naturellement disposé à faire des concessions ; quand on est faible, l’espoir subsiste toujours de retourner une situation d’autant qu’il n’est jamais facile de faire admettre l’amère réalité à l’ensemble de son camp.
Du bon usage des alliances
Si l’on peut, jusqu’à un certain point, comprendre la logique sous-jacente à la fermeté prônée par Poincaré comme garantie de la paix en Europe, il faut, en revanche, s’interroger sur le fait qu’il endosse, à Saint-Pétersbourg, sans avoir consulté le gouvernement, la fermeté russe contre la Double Monarchie au profit de la Serbie. Voilà, en 1914, la France embrigadée sans restriction derrière la politique balkanique de la Russie alors qu’elle avait refusé de le faire en 1909. Les conséquences n’en sont pas négligeables puisque, le 24 juillet, Sazonov conseille à l’ambassadeur de Serbie de repousser les exigences les plus léonines de Vienne en se disant assuré du soutien français. Bien plus, la Russie lance, dès le 25 juillet, les premières mesures de préparation d’une mobilisation partielle alors que l’Autriche n’a encore rien décidé en la matière. Pour la Russie, hors de question de subir la même humiliation qu’en 1909 puisque, cette fois, la France est à ses côtés. (…)
Au-delà même de ces erreurs, Poincaré et Paléologue, et sans doute beaucoup de diplomates français au Quai d’Orsay, ont oublié qu’une alliance est un instrument et pas une fin. Faire la guerre pour sauver une alliance est un argument souvent utilisé dans l’Histoire, mais si une alliance est purement défensive, ce qui est le cas entre la France et la Russie, elle ne doit être invoquée que dans les cas qui correspondent à cette logique, sauf à devenir une contrainte qui paralyse une politique étrangère. En juillet 1914, ni la France ni la Russie ne sont menacées directement. Il n’y a aucune raison de faire jouer l’alliance qui est prévue uniquement pour cette hypothèse. (…)
Il y a donc un bon usage des alliances auquel il n’est pas toujours facile de se limiter puisque ses membres inévitablement essaient de tirer la couverture à eux pour les utiliser à leurs propres fins. À cet égard, l’Organisation du traité de l’Atlantique Nord, l’Otan, seule alliance militaire à laquelle appartienne la France, soulève aujourd’hui ce genre de débat.