La guerre en Ukraine vient rappeler que la guerre est possible en Europe. Elle pointe surtout l’effacement de l’Occident face à la montée des pays non alignés comme la Chine, l’Inde ou la Turquie, rappelle l’ambassadeur de France Gérard Araud.
L’ancien représentant permanent de la France auprès des Nations unies à New York publie Histoires diplomatiques. Leçons d’hier pour le monde d’aujourd’hui, chez Grasset. Un va-et-vient dialectique entre histoire et actualité.
LE FIGARO. – Les Français ont réagi avec émotion à la disparition de la reine Elizabeth II. Où en est la relation entre les deux pays?
Gérard ARAUD. – Après les propos malséants de Liz Truss, nouvelle première ministre du Royaume-Uni, l’émotion manifestée par les Français et les déclarations émues du président Macron devraient être l’occasion de relancer l’entente cordiale. Au-delà des querelles nées du Brexit, les intérêts fondamentaux sont les mêmes, notamment dans le domaine de la sécurité où nos deux armées sont les plus importantes en Europe à un moment où la guerre réapparaît sur notre continent.
Comment les Allemands, qui sont loin d’être tous anti-russes, vont-ils réagir à la venue du froid et au constat qu’une partie de leur industrie est paralysée ?
Votre livre porte sur les nouveaux rapports de force dans le monde. Quels sont-ils?
Début septembre, dans son discours aux ambassadeurs, la ministre des Affaires étrangères, Catherine Colonna, a insisté sur la nécessité de réarmer la diplomatie française. C’est indispensable. Il ne s’agit pas d’accroître seulement les moyens du ministère, mais de réarmer intellectuellement notre politique extérieure. Comme à la fin des années 1940, une nouvelle ère est en train d’apparaître. Les États-Unis sont fatigués et la Chine ainsi que la Russie sont devenues des acteurs incontournables.
Quel épisode historique retenez-vous pour éclairer l’actualité?
Je citerais l’expédition de Suez de 1956 que je rapprocherais des récentes interventions militaires, française au Mali et américaine en Afghanistan. Face à la nationalisation du canal par les Égyptiens et à la pression des États-Unis et des Russes, la France, les Britanniques et Israël ont dû plier bagage deux mois après leur intervention. La leçon à en tirer est que la force est un instrument rudimentaire qui conduit le camp d’en face à développer des stratégies pour la contourner.
Un deuxième exemple?
Je prendrais la dépêche d’Ems de 1870 que j’associerais à la guerre en Ukraine. Il s’agit d’un télégramme diplomatique rédigé par le chancelier prussien Bismarck qui indique que le roi Guillaume 1er ne recevra pas l’ambassadeur de France pour lui confirmer par écrit le renoncement définitif de candidatures prussiennes au trône d’Espagne. Le tollé suscité en France pousse le gouvernement à déclarer à la Prusse la guerre, qui s’est soldée par la défaite de notre pays et l’unification de l’Allemagne. Cet épisode nous invite à nous méfier de nos émotions. Voyez les nombreuses critiques à l’égard d’Emmanuel Macron, qui défend le maintien d’un lien avec Poutine, comme d’ailleurs avec toute autre puissance, ce que j’appelle le gaullisme 2.0. À ceux qui disent «On ne discute pas avec Hitler», je réponds: «Qu’attendez-vous pour aller à Moscou vous débarrasser de Poutine?»
L’Europe aurait donc tort de soutenir l’Ukraine?
Bien sûr que ce soutien à un régime démocratique et, donc, le rejet du comportement de Poutine sont compréhensibles. Simplement, attention au retour de l’«occidentalisme», c’est-à-dire de la création d’un bloc autour des États-Unis pour la défense de la démocratie contre l’autocratie. Je pense que si la Russie avait attaqué le Kazakhstan, l’Europe ne serait pas intervenue. Non pas parce que ce pays est une dictature, mais parce qu’il est loin de nos frontières. En politique étrangère, chaque pays défend ses intérêts. C’est «la force des choses».
Que faire alors face à Poutine?
La guerre en Ukraine est en train de s’éterniser, avec un nombre effroyable de morts de part et d’autre. Que cela choque ou non, pour arrêter cette tragédie, il faudra ouvrir une négociation avec Poutine, en sachant qu’il doit sortir la tête haute. La question est de savoir jusqu’où le compromis doit aller.
Le dossier ukrainien a renforcé le mouvement des non-alignés qui compte l’Inde ou encore la Turquie. L’Occident doit-il s’en inquiéter?
La consolidation de ce mouvement et la crise de la démographie en Europe signent la fin de la domination occidentale. Certains des non-alignés voient dans ce rééquilibrage la satisfaction d’observer ces Occidentaux qui les ont dominés, colonisés, se dépêtrer dans leurs problèmes.
Y a-t-il un risque pour l’unité européenne?
Cette unité a-t-elle vraiment déjà existé? Je vois poindre un nombre croissant de rivalités au sein des États membres. Face à la guerre en Ukraine, l’Europe s’est davantage retranchée derrière l’Otan. La Pologne et les pays Baltes iront-ils jusqu’à soutenir les États-Unis dans leur conflit avec la Chine? Emmanuel Macron a rappelé que l’Europe doit, vis-à-vis de la première puissance mondiale, être alliée mais non alignée. De plus, la consolidation de l’Otan ne pousse pas le Vieux Continent à combler l’insuffisance de ses moyens militaires.
Ce manque vient s’ajouter à l’absence de vue commune des États membres sur les conflits à venir. Que se passera-t-il si la Turquie attaque la Grèce? La France honorera son traité signé avec Athènes. Que fera l’Allemagne avec les deux millions de Turcs sur son territoire? Les tensions énergétiques et économiques ne manqueront pas. Avec l’arrêt du gaz, comment les Allemands, qui sont loin d’être tous antirusses, vont-ils réagir à la venue du froid et au constat qu’une partie de leur industrie est paralysée?
Quel est l’avenir du diplomate après la suppression de son corps?
Cette décision ne répond pas à l’impératif de réarmer la diplomatie. La suppression du corps préfectoral et du corps diplomatique illustre le «en même temps» d’Emmanuel Macron qui, bien que centralisateur, n’adopte pas la vision traditionnelle de l’État. Sa logique de start-up le conduit à penser qu’à partir d’un panel de personnalités susceptibles d’être diplomates, sortira naturellement le meilleur pour le poste. Le problème est que sur près de 160 ambassades, 120 sont invivables aujourd’hui car implantées dans des pays à risque. Ce sera toujours facile de trouver des candidats non diplomates qui veulent partir à New York ou à Londres. À Bujumbura ou à Kaboul, ce sera plus compliqué.