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Gérard Araud – Les ambiguïtés de l’axe anti-occidental

CHRONIQUE. La Chine, la Russie et l’Inde ont-elles vraiment les moyens – et la volonté – de s’allier pour tenter de remettre en cause l’ordre mondial ?

La guerre en Ukraine le prouve : l’Occident, même lorsqu’il défend l’indépendance d’un pays agressé, ne parvient pas à mobiliser la communauté internationale à ses côtés au-delà d’une vague condamnation de principe de l’agresseur par l’Assemblée générale des Nations unies. Peu de pays l’ont suivi pour imposer des sanctions aux dépens de la Russie.

En effet, même s’il n’approuve ni ne soutient Poutine, le reste du monde entend se tenir le plus possible à l’écart d’un conflit qui ne le concerne pas directement. À l’occasion, il en profite même en achetant avec une ristourne le pétrole russe placé sous embargo par les Européens. Du coup, les Russes ont argué de cette neutralité apparente pour affirmer que le monde voyait dans leur intervention militaire un combat contre un Occident décadent et oppresseur des peuples. C’est sous cet éclairage qu’ils ont présenté les entretiens de Poutine avec Xi Jinping et avec Narendra Modi à Samarcande : ils annonceraient l’apparition d’un nouvel ordre international anti-occidental, dont la Russie, la Chine et l’Inde seraient les piliers.

C’est faire bon ménage du rappel appuyé par les deux dirigeants asiatiques de leur attachement à la paix, qui ne pouvait se comprendre que comme une condamnation indirecte de la guerre en cours en Ukraine. C’est surtout oublier les ambiguïtés qui caractérisent les relations de ce triangle de grandes puissances.

Il est exact qu’elles refusent toutes les trois l’hégémonie américaine. Mais le parallèle s’arrête là. Il y a plus qu’une nuance entre, d’un côté, l’hostilité virulente de la Russie et l’opposition globale de la Chine aux États-Unis et, de l’autre, le souci d’indépendance de l’Inde qui est prête à coopérer avec Washington lorsqu’elle y voit son intérêt. Par ailleurs, comment mettre dans le même sac la Chine et l’Inde alors que leur rivalité est depuis un demi-siècle un élément de base de la géopolitique asiatique ? Leur frontière commune n’est même pas agréée, ce qui y conduit à des incidents récurrents qui ont dégénéré en une véritable guerre en 1962. En juin 2020, une vive tension dans l’Himalaya l’a encore illustré au prix, de part et d’autre, de la vie de dizaines de soldats.

Par ailleurs, l’ennemi de mon ennemi étant mon ami, la Chine entretient d’étroites relations avec le rival irréconciliable de l’Inde, le Pakistan. Dans ce contexte, nul n’ignore que la dissuasion nucléaire indienne a deux cibles, la Chine et le Pakistan. La conclusion est alors facile à tirer : New Delhi a tout intérêt à se rapprocher des pays de la région qui sont, comme l’Inde, inquiets de l’émergence de la Chine. C’est ce qu’elle fait en participant au Quad asiatique, nouvelle structure souple de coopération, qui réunit l’Inde, le Japon, l’Australie et… les États-Unis. Vouloir donc faire de l’Inde un participant à une coalition anti-américaine n’a aucun sens. Elle s’en tient à la plus stricte realpolitik : elle est prête à participer à toute entreprise où elle peut trouver son intérêt. Si la Russie lui fournit des armements sophistiqués et du pétrole à bon prix, pourquoi pas ? Mais ne voyons pas dans cette réalité prosaïque un arrière-plan politique qui n’existe pas.

La Russie, « brillant second » de la Chine ?

L’axe Moscou-Pékin est plus solide, car fondé sur des intérêts communs face à l’Occident. N’en déduisons pas un alignement inconditionnel, en particulier en ce qui concerne la guerre en Ukraine. La Chine qui défend sa souveraineté sur le Tibet ou Taïwan ne peut voir qu’avec des sentiments mêlés l’organisation de référendums pour mettre en cause des frontières internationalement agréées. Par ailleurs, elle ne peut approuver une guerre qui déstabilise les échanges internationaux aux dépens de pays qui sont ses clients et ses débiteurs. Le conflit la fait bénéficier d’un effet d’aubaine, mais c’est aux dépens de la Russie, qui n’aura bientôt plus qu’elle comme client principal de son gaz et deviendra ainsi un fournisseur captif pour satisfaire son besoin vital de ressources énergétiques. Par ailleurs, ce partenaire, hier son égal, n’a qu’elle pour sortir d’un isolement croissant, ce qui le place en position de demandeur. Certains jugent même que la Russie, loin de reconstruire l’ordre mondial à son profit, est désormais condamnée au rôle de « brillant second » de la Chine, comme l’Autriche-Hongrie l’était de l’Allemagne en 1914.

On voit donc qu’il est trop tôt pour annoncer la défaite de l’Occident, notamment car ce « reste » que l’on oppose à « l’Ouest » n’est pas uni. Encore faut-il que les pays occidentaux jouent leur partition avec adresse, c’est-à-dire sans arrogance, en admettant que d’autres pays, comme l’Inde, l’Afrique du Sud, le Brésil, ont leurs propres intérêts qui peuvent ne pas correspondre toujours aux leurs. Ce n’est pas un alignement qu’ils doivent leur demander, ce ne sont pas des leçons de morale qu’ils doivent leur prodiguer, mais ils doivent leur proposer au coup par coup des coopérations qui soient d’un intérêt mutuel. L’alternative à la suprématie occidentale, ce n’est pas une nouvelle coalition, quelle qu’elle soit, c’est un monde multipolaire sans puissance dominante, qui ne reconnaîtra que le pragmatisme comme valeur suprême. À nous de nous y adapter.

 

LE POINT