CHRONIQUE. L’épisode du ballon espion pourrait passer pour dérisoire s’il n’était repris et instrumentalisé par les nationalistes des deux camps.
Parfois, des événements, en eux-mêmes dérisoires, méritent l’attention parce qu’ils mettent soudain en lumière des tendances sous-jacentes d’une société, qui n’attendaient qu’une occasion pour éclater au grand jour. Je me demande si les errances du ballon espion chinois au-dessus des États-Unis n’en sont pas un. En effet, dans l’absolu de la rationalité interétatique, qu’un ballon gros comme trois autobus déboule dans l’espace aérien américain aurait dû justifier comme première réaction une démarche à Pékin pour demander des explications et ensuite une gestion ferme, mais en douceur de l’incident.
La raison n’en est pas seulement que les États-Unis sont mal placés pour se plaindre d’une tentative d’espionnage, mais que l’intrusion est à ce point ostensible qu’il est quand même possible de se demander s’il ne s’agit pas effectivement d’un accident ou, au pire, de l’initiative malheureuse d’un subordonné indiscipliné. Pas de qui fouetter un chat dans un monde où tout le monde s’espionne ; en tout cas, pas de quoi remettre en cause une relation bilatérale stratégique.
Hélas, l’administration Biden ne pouvait pas s’en tenir là. Elle était obligée de surjouer l’indignation par une opinion publique désormais chauffée à blanc face à la Chine. Nos amis américains ont hérité de leurs fondateurs puritains une tendance à voir le monde en blanc et noir, comme le combat entre le Bien et le Mal. Le Mal, c’était l’URSS ; c’est aujourd’hui la Chine.
Je me rappelle qu’à Washington, en octobre 2018, j’avais été frappé de l’accueil unanimement positif d’un discours particulièrement agressif du vice-président Mike Pence sur la Chine. C’était le seul sujet où se retrouvaient républicains et démocrates face au nouvel ennemi. « Ennemi » et non rival puisque c’est le terme qu’utilisent ouvertement les documents du Pentagone. Pour les Américains, ce ballon prouve les sombres desseins de ce nouvel empire du Mal, que la mission providentielle des États-Unis est de combattre toujours et partout. Les pères pèlerins qui arrivèrent en Amérique en 1620 n’étaient pas calvinistes pour rien.
Surenchère antichinoise
L’administration Biden était d’autant plus condamnée à la fermeté que l’opposition républicaine est engagée dans une surenchère antichinoise sans limites. D’ailleurs, elle ne parle jamais de « la Chine », mais du « Parti communiste chinois » pour que tout soit clair. Un groupe de parlementaires républicains a déposé un projet de loi pour reconnaître l’indépendance de Taïwan, initiative qui avortera mais qui, chacun le sait y compris ses promoteurs, reviendrait à une déclaration de guerre en bonne et due forme à Pékin. Le nouveau président de la Chambre a annoncé son intention de se rendre dans l’île. Le faire quelques mois après son prédécesseur démocrate n’a d’autre finalité que de provoquer la Chine.
Par ailleurs, la nouvelle majorité républicaine à la Chambre a créé une commission d’enquête sur les agissements du « Parti communiste chinois » aux États-Unis. Le maccarthysme n’est pas loin. Dans ce contexte, nulle surprise que le secrétaire d’État, Blinken, ait dû annuler sa visite à Pékin qui aurait été la première de ce niveau depuis l’élection de Joe Biden et qui était attendue pour engager le dialogue politique entre les deux grandes puissances, dont le monde a tant besoin.
C’est là qu’est la signification réelle de l’incident, la constatation inquiète qu’entre, d’un côté, une dictature qui ne saurait perdre la face et, de l’autre, un pays emporté par une vague antichinoise, la perspective d’un modus vivendi paraît plus éloignée que jamais. En effet, il nécessiterait un sens mutuel du compromis et de la retenue que les circonstances paraissent aujourd’hui exclure. Hors de question de ménager le communisme disent les uns ; n’espérez pas que nous cédions à la pression, répondent les autres. Nous risquons donc d’aller de crise en crise entre des États-Unis et une Chine qui, à l’évidence, ne feront pas l’économie d’une période de tension et mettront du temps à définir les termes d’une coexistence pacifique, s’ils y parviennent.
Nouvelle guerre froide ?
Il est difficile ici de ne pas établir de parallèle, avec toutes les précautions d’usage, entre ce que nous vivons et les débuts de la guerre froide. Le narratif occidental ne voit en celle-ci qu’une réaction défensive à la menace stalinienne. Les historiens sont plus nuancés et mettent en lumière une suite d’actions et de réactions où l’initiative première n’est pas toujours revenue à Moscou. Même une dictature peut avoir de légitimes intérêts défensifs ; même une démocratie, sensible par nature aux peurs et aux fantasmes de son opinion publique, peut envenimer un conflit.
Certes, les relations avec la Chine doivent être fondées sur une dose d’endiguement pour lui montrer qu’elle doit respecter le statu quo, en particulier à l’égard de Taïwan, mais s’en tenir là serait non seulement dangereux mais aussi contreproductif. Dangereux parce que ce serait nous mettre à la merci d’un incident qui conduirait à une escalade incontrôlée et contreproductif parce que les pays asiatiques, dans leur majorité, refusent la perspective de devoir choisir leur camp et qu’une telle exigence les éloignerait des États-Unis. Ce serait également placer les Européens dans une position inconfortable. Le monde a plus que jamais besoin d’un dialogue sino-américain. Méfions-nous des nationalistes. Or, nous venons de le constater, il y en a dans les deux camps.