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Gérard Araud – À ceux qui pratiquent le chantage à la morale


CHRONIQUE. De Taïwan à l’Ukraine, introduire l’absolu manichéen dans la réalité des relations internationales conduit à une impasse conceptuelle.

La guerre en Ukraine a donné une nouvelle jeunesse à un épouvantail que tout diplomate est assuré de rencontrer souvent dans sa carrière, le chantage à la morale.

Il est un fait que Poutine est l’agresseur et que son armée se livre à des atrocités. Le verdict est donc sans appel : l’Ukraine doit récupérer tous ses territoires ; la Russie, payer des réparations pour reconstruire le pays qu’elle a ravagé et Poutine, être envoyé à un nouveau tribunal de Nuremberg. Rien de moins n’est acceptable. Ce serait récompenser le mal…

Au-delà de ce cas d’espèce, il faudrait s’engager activement partout pour soutenir les démocraties et combattre les autocraties, et pour défendre haut et fort les droits de l’homme où ils sont piétinés. La Chine n’a qu’à bien se tenir. L’Occident se draperait dans les oripeaux d’un justicier planétaire. La morale serait le fondement de toute politique étrangère digne de ce nom. Tout contradicteur est réduit au silence par une référence méprisante à Hitler, à Munich et au malheureux Chamberlain.

La vie serait si confortable si elle était si simple… En premier lieu, nul n’a le droit de s’arroger « le monopole du cœur », pour reprendre une citation connue. Qu’est-ce qui est le plus moral, négocier un compromis boiteux qui mette un terme aux tueries ou essayer d’envoyer Poutine à Nuremberg sans garantie de succès au prix de dizaines de milliers de vies humaines supplémentaires ? En effet, les professeurs de morale oublient toujours de préciser la note à payer pour satisfaire leurs exigences, note que paieront d’autres.

Dans ma biographie de Kissinger, j’ai relaté l’affrontement entre celui-ci, qui négociait dans l’ombre pour obtenir la liberté de départ des juifs d’URSS, et le sénateur Jackson, qui menaçait publiquement Moscou des foudres du Congrès. Le second l’avait emporté et, du jour au lendemain, le nombre de visas octroyés avait été drastiquement réduit en représailles. Qui était le plus moral, le machiavélique Kissinger ou l’idéaliste Jackson ?

Dans le monde de fer qui est le nôtre, qu’une politique soit morale dans l’expression ne garantit en rien qu’elle le soit également dans ses résultats. Or, souvent, on se contente du plaisir narcissique de prendre une position d’une morale inattaquable sans s’interroger sur son efficacité et encore moins sur son éventuelle nocivité. La condamnation publique d’un pays pour une violation des droits de l’homme devient une fin en soi, qu’elle ait ou non une utilité, qu’elle se retourne ou non sur ceux qu’elle est supposée aider.

Morale à géométrie variable

Ensuite, introduire l’absolu manichéen dans la réalité des relations internationales conduit à une impasse conceptuelle. En effet, le monde n’est pas manichéen : il ne l’est pas parce qu’aucun juge n’y a la légitimité pour dire le bien et le mal et il ne l’est pas parce que nul gendarme n’y a les moyens de récompenser le premier et de punir le second.

L’Occident a souvent essayé de suppléer cette absence mais avec une partialité et une inefficacité qui ont soulevé contre nous le reste du monde, en particulier ce « Sud Global » qui n’a que trop souffert de nos prétentions. Il lui est facile de nous opposer notre morale à géométrie variable et nos interventions militaires intempestives, qu’il a subies et dont il a payé le prix fort. Aujourd’hui, nous lui demandons de sacrifier ses intérêts dans un conflit qui touche aux nôtres alors que, souvent, nous n’avons tenu aucun compte des siens. Et nul n’y a oublié l’Irak, invasion illégale et désastre humanitaire qui n’a conduit à aucune sanction ni à aucun tribunal.

Enfin, ne pouvons-nous cesser de nous mentir à nous-mêmes et de croire à notre rhétorique vertueuse qu’exigent nos opinions publiques démocratiques ? Comme pour tous les autres qui n’ont pas nos hypocrisies, ce sont nos intérêts bien plus que nos valeurs qui dictent notre politique étrangère. Croit-on que si la Russie avait envahi le Kirghizistan ou le Turkménistan, nous serions intervenus ? Ce n’est pas la démocratie ukrainienne, d’ailleurs assez discutable, qui a justifié notre réaction à l’agression russe, mais nos intérêts bien entendu.

La géopolitique nous dictait de ne pas laisser la Russie remettre en question par la force les frontières d’un pays européen. De même, lorsque les États-Unis manifestent leur disposition à venir au secours de Taïwan, une île qu’ils ont défendue lorsqu’elle était une impitoyable dictature, ce n’est pas le sort d’une démocratie qui les émeut mais la perte éventuelle d’un porte-avions incoulable aux portes de la Chine et un élément d’une ceinture d’îles, de bases et d’alliés qui empêchent l’ennemi d’agir librement dans l’océan Pacifique. Soyons assurés que si nous ne voyons pas cette réalité, les autres pays du Sud Global, eux, la perçoivent.

Devons-nous pour autant renoncer à défendre nos valeurs ? Non, évidemment, mais faisons-le avec bon sens et modestie. Ce qui compte, comme le savait Kissinger, c’est moins de monter sur la scène pour défendre fièrement des principes que de sauver des hommes, quitte à composer discrètement avec le diable ; c’est d’entendre le monde qui chuchote que « nous voyons la paille dans l’œil du voisin mais pas la poutre dans le nôtre ». Ne confondons pas le moralisme et la morale.

 

LE POINT