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Gérard Araud – Face à la Russie et la Chine, ne pas tomber dans la paranoïa

CHRONIQUE. L’art des relations internationales impose d’accepter plusieurs visions du monde. Mais aussi de savoir garder la tête froide.

J’espère ne pas décourager mes lecteurs, mais je vais leur proposer de s’abstraire de l’actualité pour réfléchir avec moi à la logique des relations internationales.

L’idée de cette chronique m’est venue au cours d’un débat avec une excellente journaliste du Figaro dans la matinale de France Inter. Nous constations un désaccord courtois et soudain à une réflexion de mon interlocutrice, j’en ai compris la raison profonde. Notre analyse des relations internationales différait du tout au tout : où elle voyait une confrontation globale entre démocraties et autocraties, mon point de vue concluait à une rivalité de puissances où, des deux côtés, l’idéologie n’était qu’un argument de séance ; où elle craignait pour nos âmes, je ne voyais de danger que pour nos corps.

Dans ma lointaine formation scientifique, on m’a appris que toute théorie mathématique est fondée sur des axiomes non démontrables. Il en est de même en relations internationales. Nous émettons des opinions en oubliant qu’elles reposent sur des présupposés que d’autres peuvent ne pas partager ; que ceux-ci ne sont ni stupides, ni ignorants, ni de mauvaise foi, mais qu’ils voient le monde d’une manière différente de la nôtre.

Ce monde, nous en sommes au moins tous d’accord, connaît une transition marquée par une modification de l’équilibre relatif des puissances aux dépens de l’Occident. Les États-Unis restent et resteront la première au monde, mais leur supériorité n’est plus aussi indiscutable. À une hégémonie militaire, financière, économique et politique d’un Occident rassemblé derrière les Américains a succédé une multipolarité où nul ne peut aisément imposer ses volontés et où la concurrence des ambitions est la règle.

Ne pas se tromper de diagnostic

C’est à partir de cette réalité que nous devons définir la politique étrangère de la France et de l’Union européenne. Encore faut-il partir du bon diagnostic. Revenons à cette matinale de France Inter. Sommes-nous, comme mon interlocutrice le craint avec beaucoup d’autres, dans une confrontation globale où les régimes autoritaires auraient pour objectif d’imposer leur système politique aux démocraties désormais assiégées ?

On conçoit que si la réponse est positive, celles-ci doivent faire bloc comme le propose l’administration Biden. Les arguments ne manquent pas pour justifier cette alarme : « l’indice de démocratie », que publie le magazine The Economist, signale en 2022 que celui-ci a connu, l’année précédente, la baisse la plus importante depuis plus d’une décennie. Or, il est un fait que, d’un côté, la Russie multiplie les opérations clandestines pour favoriser dans nos sociétés les mouvements autoritaires et que, de l’autre, la Chine propose aux pays du Tiers-Monde un modèle de croissance apparemment efficace qui conjugue prospérité et autoritarisme. Que ces deux pays favorisent l’autocratie, c’est un fait indéniable. Faut-il pour autant y voir la raison d’être de leur politique étrangère ? Faut-il même y voir un danger existentiel pour l’Occident ?

Pour ma part, je répondrais par la négative à ces deux questions. Ni la Russie de Poutine ni même la Chine de Xi Jinping ne sont des pays animés d’un zèle idéologique qui les pousserait à tout subordonner à la diffusion de leur évangile. Poutine est un impérialiste russe qui s’inscrit dans une tradition pluriséculaire de son pays d’avance vers l’ouest par la force des armes ; Xi utilise le parti unique pour maintenir son pouvoir dans un pays immense dont l’unité a toujours été fragile. Dans ce contexte, le soutien à l’autocratie est pour eux un instrument pour affaiblir l’adversaire, mais n’est pas la finalité de leur politique.

Une menace à relativiser

Par ailleurs, à la différence de l’URSS qui pouvait s’appuyer sur des partis communistes puissants et soumis en Occident, les deux pays peuvent, certes, activer des groupes de pression et financer et soutenir les mouvements populistes, mais avec une efficacité marginale. Leurs manœuvres ne constituent pas une menace sérieuse pour nos systèmes politiques. Les maux dont souffre la démocratie dans nos sociétés doivent bien peu à leurs actions ; ils profitent tout au plus d’un effet d’aubaine.

Vous devinerez ma conclusion. Ne cédons pas à une paranoïa qui nous tromperait sur le défi auquel nous faisons face : il est géopolitique et pas idéologique. Ne nous enfermons pas dans une forteresse occidentale qui se verrait comme le camp du Bien. Combattons la promotion du modèle autocratique, mais n’en faisons pas le principe autour duquel se définirait notre politique étrangère. Russie et Chine conduisent une politique de puissance des plus traditionnelles au service d’une vision de leurs intérêts qui s’inscrit dans leur histoire longue. C’est donc dans cette logique que nous devons nous-mêmes définir notre réaction, de manière différente d’ailleurs pour la Russie et la Chine. Le recours à la force par la première nous impose d’aider l’Ukraine à résister ; les ambitions de la seconde permettent une gestion plus sereine où fermeté et dialogue trouvent leur place. Après tout, ce ne serait pas la première fois que démocraties et autocraties coexisteraient. Cela étant, en politique étrangère, il n’y a pas de vérité révélée mais des convictions plus ou moins argumentées. À vous, cher lecteur, de trancher entre mon interlocutrice et moi.

LE POINT