CHRONIQUE. Le diplomate Gérard Araud raconte, en détail, comment et grâce à qui les États membres de l’Alliance parviennent à trouver des accords.
Le lecteur m’excusera mais le récent sommet de l’Otan à Vilnius, en Lituanie, m’a rappelé tant de souvenirs que je ne peux m’empêcher de lui proposer de faire un tour dans les « cuisines » où s’est concocté le résultat final de cette grand-messe transatlantique.
En effet, comme ancien représentant permanent adjoint de la France auprès de cette organisation, je les connais bien puisque j’ai négocié au nom de notre pays les communiqués de deux sommets et de douze réunions ministérielles et un concept stratégique avant d’envoyer, de Paris, les instructions à mes successeurs. Comment prépare-t-on donc un sommet ?
Tout commence quelques semaines plus tôt. Le secrétariat de l’Otan, qui est constitué de fonctionnaires internationaux, transmet aux États membres un premier projet de communiqué qui reprend, sur un mode neutre, les grands sujets d’intérêt du moment.
Ce sera la base des négociations que conduiront les représentants permanents adjoints, les numéros deux des délégations nationales auprès de l’Otan, les équivalents d’une ambassade. Le texte est envoyé à Paris où les ministères des Affaires étrangères et de la Défense élaborent, en commun, des contre-propositions qui sont agréées par la présidence de la République et envoyées, par télégramme chiffré, à la délégation à Bruxelles qui devra les défendre.
Irréalisme des instructions
Les réunions vont s’y succéder, où les représentants des alliés demanderont des amendements au texte initial sur la base de leurs instructions. Ceux-ci doivent tous figurer dans un nouveau projet qui est un monstre débordant de crochets parfois contradictoires qui les reprennent.
Envoyé dans les capitales, il y témoignera de la discipline des diplomates qui, souvent, ont soupiré en lisant des instructions dont ils sentent l’irréalisme mais qui les ont appliquées avec loyauté. C’est ensuite que vient la négociation pour essayer de parvenir à un texte commun en trouvant des formulations acceptables par tous.
On marchande dans les couloirs, on se déclare intransigeant tout en sachant qu’on peut céder, on mobilise les amitiés, on hausse le ton, on essaie de faire fléchir sa propre capitale pour obtenir de nouvelles instructions plus accommodantes ; en un mot, le petit théâtre inévitable dans toute négociation. Sessions interminables entre trente et un diplomates qui progressent pas à pas ou plutôt ligne par ligne et y perdent de nombreuses heures de sommeil.
Place au « Quad »
Au fil des versions successives du texte, on arrive à isoler les sujets de désaccords les plus importants. À ce stade intervient souvent le « Quad », la réunion plus ou moins secrète des ambassadeurs des États-Unis, d’Allemagne, du Royaume-Uni et de France, pour voir s’ils peuvent élaborer des solutions entre eux.
On imagine les grincements de dents de l’Italien ou du Polonais qui n’y peuvent rien. Une solution agréée dans ce cadre est quasiment sûre d’être acceptée par les autres alliés. Parfois, le Quad des ambassadeurs n’y peut rien. On passe à celui des conseillers diplomatiques – celui du président de la République en France – qui vont, à leur tour, s’y mettre à coups de conférences vidéo protégées entre les quatre capitales.
À Bruxelles, à ce stade, en général à soixante-douze ou quarante-huit heures de la réunion, la négociation patine dans l’attente de la fumée blanche qui signalerait le succès des pourparlers entre capitales. L’objectif est de parvenir à un accord avant l’arrivée des chefs d’État et de gouvernement.
En effet, l’ouverture d’un sommet alors que tous les désaccords ne sont pas réglés envoie un signal de divisions qu’on essaie d’éviter. Par ailleurs, sans oser le dire, les diplomates préfèrent ne pas transmettre la négociation à des présidents ou à des Premiers ministres qui ne connaissent ni le détail des affaires ni la signification des formulations.
Je me rappelle ainsi, au sommet de Washington, en 1999, que Bill Clinton et Jacques Chirac étaient bien parvenus à un accord mais qui n’avait aucun sens et ne réglait rien. Comme, naïvement, j’allais le souligner, mon ambassadeur m’envoya un coup de pied dans les tibias qui me fit opportunément taire.
Le « parrain » rétablit l’ordre
Cela étant, il n’est pas toujours possible de tout résoudre dans les temps. Certains chefs d’État, comme Erdogan par exemple, aiment retenir leur accord pour, ensuite, mettre en scène leur puissance. C’est alors que le « parrain » rétablit l’ordre. Le parrain, c’est évidemment l’Américain. Les États-Unis sont les « actionnaires principaux » de l’entreprise pour des raisons militaires et politiques.
Non seulement leur budget de la défense est, à lui seul, plus du double des dépenses militaires des autres alliés mais tous nos partenaires européens considèrent que la garantie de sécurité américaine, qui s’exprime à travers l’Alliance, est, pour eux, d’une importance existentielle.
Dans ce contexte, ils acceptent le leadership américain comme la prime de l’assurance. S’il y a un accord, c’est donc le président américain qui l’obtient après une bilatérale avec le récalcitrant. Dès lors, la machine médiatique peut se déployer pour vanter « l’unité, la détermination, l’efficacité » d’une Alliance où seuls les malveillants ont cru déceler des désaccords.
Les négociateurs, eux, se sont précipités dans leur chambre d’hôtel pour essayer de dormir un peu. Je me rappelle encore Jacques Chirac me disant avec sa gentillesse naturelle : « Vous avez l’air fatigué. » Je l’étais.