L’administration Biden est engagée dans un effort majeur pour compléter les accords d’Abraham conclus sous Trump entre, d’un côté, Israël, et, de l’autre, les Emirats Arabes Unis et Bahreïn qui ont conduit à la normalisation des relations entre anciens adversaires.
Il s’agirait d’y ajouter l’Arabie Saoudite qui s’en est tenue jusqu’ici à l’écart.
Pour Washington, l’enjeu est de réaffirmer son leadership dans une région où d’autres acteurs ont récemment affirmé leur influence que ce soit la Chine ou la Turquie et où la Russie continue d’entretenir de bonnes relations avec la plupart des pays ; il s’agit également de mettre de côté des irritants bilatéraux avec les deux protagonistes – l’Israël qui vire à l’extrême-droite et l’Arabie Saoudite du prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) aux initiatives erratiques – en leur prouvant l’utilité de l’amitié des Etats-Unis quel que soit le président qui les dirige. Incidemment, il ne serait pas inutile que Joe Biden puisse se targuer de ce succès dans la campagne électorale qui commence.
Cela étant, je dois avouer mon incapacité à affirmer si nous sommes ou non effectivement à la veille d’un accord global au Moyen-Orient sous les auspices des Etats-Unis. Mes interrogations portent sur les raisons pour lesquelles Jérusalem et Riyad joueraient le jeu. Ecartons d’un revers de la main l’explication de l’importance de leur rapprochement qui, dans les faits, ne serait que l’officialisation d’une complicité, un mariage après une longue liaison. Depuis des décennies, Etat juif et monarchie wahabite coopèrent, en particulier dans le domaine de la sécurité, que ce soit contre le terrorisme ou face à l’Iran ; il y a longtemps que la seconde a passé la cause palestinienne au compte des pertes et profits. Moi-même, j’ai rencontré, il y a peu, des hommes d’affaires israéliens à Riyad qui y étaient comme des poissons dans l’eau. Or, renoncer à cette discrétion ne serait pas sans risque, en particulier au moment où le gouvernement israélien procède à une annexion de fait de la Cisjordanie. L’opinion publique arabe n’y est pas indifférente contrairement à ses dirigeants comme le prouve la baisse brutale récente de vingt points dans les sondages dans les E.A.U du niveau d’approbation de la normalisation avec Israël. Par ailleurs, la majorité de Netanyahou comporte des extrémistes qui non seulement multiplient les violences contre les Palestiniens mais surtout menacent le statu quo sur l’esplanade des Mosquées-Mont du Temple à Jérusalem. Un incident y aurait des effets dévastateurs dans le monde musulman où l’Arabie Saoudite, gardienne des deux premiers lieux Saints de l’Islam, prétend jouer un rôle central. En outre, Jérusalem et Riyad sont sorties, dans les faits, de la sphère d’influence américaine comme le prouvent, face à la guerre en Ukraine, l’ambiguïté de l’une et l’indifférence de l’autre. Elles mènent désormais leur propre politique de puissance et entendent continuer à le faire dans le contexte d’un affaiblissement global de l’influence relative des Etats-Unis, qui rend leur soutien moins nécessaire et moins attractif ; soutien qui de surcroît est inévitablement fragile du fait de l’hostilité d’une partie de l’opinion publique américaine, tout particulièrement chez les Démocrates, à leur égard que ce soit à cause des attaques contre l’Etat de droit, d’un côté, ou de l’autoritarisme du prince héritier, de l’autre. Enfin, Israéliens et saoudiens se rappellent avec nostalgie l’heureux temps de la présidence Trump et peuvent hésiter à offrir à Biden ce succès alors que le retour de leur favori n’est pas exclu.
Pour toutes ces raisons, il me semblerait a priori logique que ni Jérusalem ni Riyad ne se précipitent pour conclure un grand accord dans les mois qui viennent à moins que Washington ne soit prêt à payer un prix exorbitant, ce dont s’inquiètent déjà certains commentateurs américains. En effet, paradoxalement, ce sont les Etats-Unis qui se sont mis en position de demandeur – ce qui est toujours mauvais dans une négociation – et qui doivent donc, si j’ose dire, ‘’passer à la caisse’’ d’autant que, de leur côté, leurs deux interlocuteurs ne manifestent apparemment aucune hâte à réchauffer leurs relations avec leur ancien parrain. On évoque ainsi la livraison des armements les plus sophistiqués et l’octroi d’une garantie de sécurité aux deux pays et le transfert de technologie nucléaire civile à l’Arabie Saoudite ; j’imagine également que l’endiguement de l’Iran n’est pas absent de ces conversations. Cela étant, soyons modestes : nous ne savons pas tout. Certes, les politiques étrangères visent à la défense des intérêts nationaux mais encore faudrait-il que ceux-ci soient aisément et objectivement définissables. Or, c’est d’autant moins le cas en l’occurrence que la décision à Riyad dépend d’un seul homme dont dire qu’il n’est pas prévisible est un euphémisme et que les relations israélo-américaines sont aussi de la politique intérieure dans les deux pays à un moment où celle-ci y est particulièrement chaotique. J’espère que le lecteur comprendra donc ma perplexité et me pardonnera si je me trompe du tout au tout. Les relations internationales ne sont pas une science exacte.