Sombres perspectives pour l’Ukraine en guerre LA CHRONIQUE DE GÉRARD ARAUD. Depuis que Kiev a admis l’échec de sa contre-offensive, le temps joue en faveur de la Russie de Vladimir Poutine. Par Gérard Araud
L’échec de l’opération-éclair planifiée par les Russes en février 2022, la résistance héroïque de l’Ukraine, la mobilisation de l’Occident derrière la victime de l’agression et la reprise de Kherson et de Kharkiv, à l’automne 2022, ont nourri beaucoup d’illusions à Kiev et à l’étranger. On a souvent lu dans les journaux ou entendu sur les plateaux télévisés que rien d’autre qu’une victoire totale de l’Ukraine n’était concevable, que Poutine devait être jugé lors d’un nouveau Nuremberg et que toute évocation de la perspective d’une négociation n’était que trahison ou corruption. Rappelez-vous le tollé qu’a suscité Nicolas Sarkozy parce qu’il s’était risqué à formuler une telle hypothèse pour mettre un terme au conflit.
Les lecteurs de cette chronique se souviennent peut-être que j’ai toujours émis des doutes sur la vraisemblance d’un écrasement de la Russie. Peut-être à cause de ma lointaine éducation scientifique, je suis convaincu qu’il existe des lois dans la guerre et dans les relations internationales comme dans la vie, et qu’elles sont rarement mises en échec. Une d’entre elles veut que ce soit le champ de bataille qui décide d’une guerre et que généralement, c’est le plus fort qui l’emporte, surtout si la disproportion des forces est écrasante. N’est pas Alexandre le Grand ou Napoléon qui veut.
Réalités démographiques et industrielles
Or, dans cette guerre, quel que soit le courage des Ukrainiens, le plus fort et de loin, c’est à l’évidence la Russie. Un pays de 140 millions d’habitants doté de la deuxième industrie d’armements au monde et riche d’abondantes ressources financières fait face à un ennemi trois fois moins peuplé et neuf fois plus pauvre, qui n’a pu résister jusqu’ici que grâce au soutien d’une coalition hétéroclite où des craquements se font jour. Je ne comprends pas comment des experts peuvent nier cette évidence que je ne rappelle pas avec joie puisque, évidemment, notre intérêt national serait la préservation d’une Ukraine viable et indépendante.
Sur le terrain, certes, l’offensive russe du printemps a échoué en ne se soldant que par la prise d’une ville de 70 000 habitants, Bakhmout, mais le chef d’état-major de l’armée ukrainienne vient de reconnaître publiquement que la contre-offensive qu’il a dirigée a connu le même sort et, en se référant à la Première Guerre mondiale, que les deux ennemis se livrent désormais une guerre de position.
On connaît le coût et les caractéristiques de celle-ci : de lourdes pertes humaines et la primauté de l’artillerie pour des gains minimes. Or, l’Ukraine se trouve là dans une situation particulièrement défavorable : le pays dispose de ressources en effectifs inférieures à celles de la Russie qui, de son côté, a mobilisé son industrie de défense et produit massivement blindés, canons et munitions – certes moins sophistiqués que les armes transférées par l’Occident à Kiev mais infiniment plus nombreux. Les réalités démographiques et industrielles que la résistance ukrainienne avait paru défier vont jouer à plein dans les mois qui viennent.
Par ailleurs, le soutien occidental qui a permis à l’Ukraine de tenir sous le choc commence à donner des signes de faiblesse. Ce n’est pas tant la défection de la Slovaquie qui importe que la crise politique à Washington où les trumpistes de la Chambre des représentants sont déterminés à retarder, voire à arrêter, un nouveau paquet d’aide budgétaire de plus de 60 milliards de dollars en faveur de l’Ukraine, que l’administration a présenté pour approbation au Congrès. Biden s’est dit déterminé à se battre pour l’emporter mais ce n’est pas gagné et, y réussirait-il, que ce serait probablement la dernière fois que le Congrès le suivrait dans ce dossier. Comme a dit Poutine, sans l’aide américaine, la guerre s’arrêterait en deux semaines, par une victoire de la Russie, sous-entend-il.
Les promesses non tenues des Européens
Le délai sera sans doute plus long mais le résultat semble, en effet, acquis. Pour alourdir encore l’atmosphère, la présidente du Conseil italien, piégée au téléphone par des humoristes russes, a reconnu que beaucoup de ses homologues européens ne cachaient pas en privé leur lassitude d’un conflit dont ils ne voyaient pas l’issue mais qui pesait sur leur économie. Enfin, à Kiev même circulent des rumeurs sur l’entourage de Zelensky, où certains commenceraient à critiquer son intransigeance et jugeraient qu’il faut revenir à la négociation.
Les Européens, de leur côté, se montrent incapables de remplir leurs promesses en termes de livraison de munitions. Rien n’indique d’ailleurs qu’ils jugent nécessaire ou possible de mobiliser leur industrie de défense pour répondre aux besoins ; il y a encore moins de signes qu’ils se préparent à l’éventualité d’une élection de Donald Trump aux États-Unis en novembre 2024, qui signifierait probablement l’arrêt du soutien américain à l’Ukraine.
En d’autres termes, les nuages se multiplient pour l’Ukraine face à une Russie qui peut lancer, à son tour, une offensive mais qui a surtout les moyens d’attendre soit, dans le meilleur des cas pour Moscou, l’élection de Trump à la Maison-Blanche, soit, dans le pire, la lassitude des Européens et la fatigue de leurs ennemis. Les Ukrainiens ont le courage mais les Russes ont la masse. C’est un fait décisif. Viendrait alors le moment de la négociation, mais dans les meilleures conditions pour Poutine, qui sait aujourd’hui qu’il est loin d’avoir perdu la guerre qu’il a lancée follement.
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