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Peut-on et doit-on négocier avec Poutine ?

LA CHRONIQUE DE GÉRARD ARAUD. Pour tenter de mettre un terme à la guerre en Ukraine, il faudra un jour consentir à parler à l’agresseur, fût-il un tyran.

Peut-on – et surtout doit-on – négocier avec Poutine ? Voilà une question à laquelle la tentation est forte de répondre par la négative. Ce n’est pas seulement que la liste est déjà longue de ses opposants assassinés en Russie sans que la lumière n’ait jamais été faite sur le moindre coupable mais, à l’étranger, les éliminations d’émigrés, réussies ou tentées, n’ont pas manqué avec, à chaque fois, une piste conduisant inévitablement à Moscou.

Par ailleurs, qu’il s’empare de la Crimée ou suscite, arme et encadre une insurrection dans le Donbass, il le fait avec une ostentation qui n’essaie même de conférer la moindre crédibilité aux démentis qu’oppose son ministre des Affaires étrangères aux inévitables protestations de la communauté internationale. Enfin, envahit-il l’Ukraine, en février 2022, qu’il ne le fait qu’après avoir fait mine de se prêter aux tentatives de négociation des Occidentaux alors que sa décision était déjà prise.

Le lecteur y verra peut-être une sensibilité de diplomate, mais, en relations internationales comme ailleurs, « les convenances sont les convenances », pour citer La Règle du jeu de Jean Renoir. On ment mais avec modération et décence en s’abritant derrière un déni plausible.

Comment discuter avec un adversaire dont la parole ne compte pas ?
Ce qui me frappe, c’est que Poutine, lui, tue sans se soucier des apparences et ment sans le cacher. Certains y verront sans doute l’audace de l’aventurier. J’y décèle, pour ma part, la suffisance du dictateur et l’ombre de l’officier supérieur du KGB qu’il fut et reste, au moins dans son comportement. En tout cas, rien de stratégique dans des opérations de basse police pour se débarrasser d’opposants dont aucun ne présentait de réel danger pour le régime ; rien d’habile dans des manœuvres qui interdisent désormais toute confiance dans sa parole. Les chantres de son supposé génie géopolitique confondent impudence et intelligence.

Toujours est-il que Poutine dirige la Russie. Comme nous ne pouvons pas éliminer le premier et faire comme si la seconde n’existait pas, la question se pose de savoir comment traiter les deux. En tout cas, le cadre de ces relations, puisque relations inévitablement il doit y avoir, est clair : nous faisons face à un adversaire déterminé, dont la parole ne compte pas et qui est toujours prêt à recourir à l’agression, quelle qu’en soit la forme.

Nous devons donc nous tenir sur nos gardes. Militairement pour être en mesure de dissuader cette puissance hostile à nos portes, mais aussi politiquement pour réagir à ses manœuvres à l’encontre de nos intérêts. L’Otan ou, à défaut en cas de défaillance de l’allié américain, l’UE doit adapter sa posture de défense à cette réalité. Une augmentation des budgets de la défense en Europe est inévitable.

Par ailleurs, Poutine reste un officier des services qui n’a pas fait sa mue. Tant qu’il est au pouvoir à Moscou, nous devons nous attendre à de mauvais coups, en particulier dans cette « zone grise » que permet la désinformation sur les réseaux sociaux. Et dans ce cas, que ce soit en Afrique ou ailleurs, une réaction est indispensable : contrairement aux Évangiles, en politique étrangère, quand on reçoit une gifle, il faut immédiatement la rendre avant éventuellement de négocier.

Négocier avec un gros bâton dans le dos
Car, négocier, il faudra bien en arriver là. En effet, la politique étrangère, ce n’est pas combattre le Mal et promouvoir le Bien, sauf à nous engager dans une croisade permanente, c’est de limiter le mal que peut nous faire le Mal. Dans ce contexte, je ne vois pas, par exemple, comment mettre un terme à la guerre en Ukraine, ce qui est évidemment notre intérêt, sans parler à l’agresseur. L’erreur que nous avons commise, en février 2022, fut d’essayer de convaincre la Russie de ne pas envahir son voisin au lieu de la dissuader de le tenter en l’avertissant des conséquences concrètes de cet acte.

Avec un pays comme la Russie, aucune négociation qui vaille sans un gros bâton derrière le dos et sans la menace implicite et crédible d’y recourir si nécessaire ; aucune négociation ne repose sur la conclusion qu’elle doit atteindre que c’est son intérêt : ce qui signifie qu’aujourd’hui plus nous voulons rétablir la paix, plus nous devons prouver notre détermination à soutenir l’Ukraine jusqu’au bout et aussi longtemps que nécessaire. Ce n’est pas par amour de la paix que Moscou négociera sur une base raisonnable avec Kiev mais par obligation.

La paix, un armistice avec Poutine ? Comment lui faire confiance ? Il n’est évidemment pas question de lui « faire confiance », mais, le lendemain même de la signature de l’accord, de tout en mettre en œuvre pour le dissuader de rompre ses engagements. La seule paix concevable avec la Russie de Poutine, c’est une paix armée avec une forte défense ukrainienne qui puisse se reposer sur un réseau d’alliances crédibles, que ce soit dans le cadre de l’Otan ou pas.

Oui, Poutine est un dictateur qui ne recule devant aucune violence et qui restera une menace potentielle tant qu’il sera au pouvoir. Mais, dans ce monde sans juge ni gendarme, nous n’avons d’autre choix que de le tuer ou de lui parler. Nous lui parlerons donc de nouveau, tôt ou tard. Avec les précautions nécessaires. Ce ne sont pas seulement nos forces que nous devons réarmer mais également notre diplomatie.

LE POINT

Ancien ambassadeur aux États-Unis, aux Nations unies et en Israël, Gérard Araud est l’un des diplomates français les plus réputés au monde. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux affaires internationales (Passeport diplomatique, Grasset, 2019 – Henry Kissinger : le diplomate du siècle, Tallandier, 2021 – Histoires diplomatiques : leçons d’hier pour le monde d’aujourd’hui, Grasset, 2022 – Nous étions seuls : une histoire diplomatique de la France 1919-1939, Tallandier, 2023) il tient une chronique hebdomadaire dans Le Point depuis 2019.