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Pourquoi le diplomate doit « chausser les lunettes » de Poutine?

LA CHRONIQUE DE GÉRARD ARAUD. Faire preuve d’empathie ne signifie pas justifier les agissements de l’adversaire mais tâcher de les comprendre, pour mieux les anticiper.

Vous n’imaginez pas le nombre de fois où on m’a offert certains chocolats avec le sourire sans se rendre compte que cette innocente plaisanterie renvoyait à une image peu flatteuse du métier que j’avais choisi. Ce n’était que la manifestation la plus anodine de l’image du diplomate dans l’opinion publique.

Snob, futile, formaliste, privilégié, conformiste, cynique ne sont que les adjectifs les plus aimables qui affleurent dans toute conversation sur ce métier. Dans une résidence somptueuse payée par nos impôts, le diplomate ose nous dire que la politique étrangère a peu à voir avec punir le méchant et récompenser le bon et qu’il faut parler avec le diable, voire satisfaire certaines de ses revendications.

Encore ne s’agit-il que de l’opinion publique, mais c’est souvent pire chez nos dirigeants, qui n’admettent pas que des fonctionnaires leur expliquent qu’ils ne sont pas les maîtres du monde, que d’autres pays peuvent avoir d’autres aspirations et analyses tout aussi légitimes que le nôtre et que tout dépend alors des rapports de force. Il ne suffit pas de dire pour faire, doit-on leur expliquer. Encore faut-il manœuvrer, négocier et donc limiter ses ambitions. Être le porteur des mauvaises nouvelles ne rend pas populaire : le diplomate ne l’est pas plus auprès des princes qui nous gouvernent que du simple citoyen.

Prévoir le « coup d’après »
Le diplomate est alors obligé d’emprunter des voies que le citoyen considère inévitablement comme du cynisme. En effet, il lui faut « chausser les lunettes » de l’adversaire pour comprendre pourquoi il en est venu là. Il ne s’agit pas de justifier son agression mais de suivre le raisonnement qui l’a mené à la décision lourde de la lancer. Même si c’est un dirigeant autoritaire, il doit entraîner derrière lui élites, armée et opinion publique et donc s’appuyer sur un récit qui leur sera crédible.

L’empathie permet au diplomate de comprendre l’interlocuteur de l’intérieur pour prévoir le « coup d’après » et éventuellement l’anticiper par une contre-mesure. Grâce à sa connaissance de l’histoire, de la culture et de la vision du monde de l’autre quoi qu’il pense d’elles, il analyse ses convictions, ses peurs et ses ambitions pour en déduire ce qu’il essaiera de faire. Ce n’est pas facile. Il lui faut suspendre son jugement moral et prendre conscience de ses propres préjugés pour voir le monde de l’autre bord.

Mais empathie ne signifie pas sympathie. Le diplomate défend les intérêts de son pays. C’est sa boussole. Il peut comprendre que, pour des raisons historiques, stratégiques et culturelles, les Russes voient dans la Crimée une terre qui leur appartient mais il sait que l’intérêt de la France réside dans le respect du droit international et du statu quo territorial en Europe. C’est là qu’il se différencie de l’opinion publique où les uns se refusent à toute empathie et se contentent de voir dans l’adversaire pure méchanceté qui ne mérite que condamnation tandis que les autres passent à la sympathie et oublient les intérêts de leur pays ; les premiers ne voient dans Poutine qu’un nouveau Hitler et les seconds un grand stratège qui suscite l’admiration. « Et le monde réel ? » répond le diplomate aux uns ; « Et la France ? » aux autres.

« Le monde réel », parce qu’il faudra tôt ou tard renouer des relations avec la Russie, ne serait-ce que pour mettre un terme à la guerre, ce qui signifiera une forme de compromis sans doute territorial. On ne négocie peut-être pas avec Hitler mais on négociera avec Poutine, et ce ne serait que de la paresse intellectuelle d’y voir un nouveau « Munich ». La France, parce que la politique étrangère russe porte atteinte à ses intérêts non seulement en Europe mais aussi en Afrique ; en politique étrangère mais aussi par ses ingérences dans notre débat intérieur. Poutine est un adversaire de notre pays et doit donc être traité comme tel : lui parler, oui, mais avec méfiance et avec précaution.

J’espère que vous en conclurez que finalement, un diplomate, ce n’est pas seulement un consommateur de chocolat… Cela étant, on ne l’écoute pas toujours. Il ne lui reste alors qu’à mettre loyalement en œuvre une politique qu’il désapprouve et, le moment venu, à en réparer les effets. C’est ce que fit Talleyrand au Congrès de Vienne après avoir averti Napoléon, en vain pendant une décennie, de la folie de sa politique étrangère. Les temps que nous vivons apportent des incertitudes et des dangers renouvelés qui devraient nous faire étudier l’histoire et écouter le diplomate… Parions que ce ne sera pas toujours le cas.

LE POINT

Ancien ambassadeur aux États-Unis, aux Nations unies et en Israël, Gérard Araud est l’un des diplomates français les plus réputés au monde. Auteur de plusieurs ouvrages consacrés aux affaires internationales (Passeport diplomatique, Grasset, 2019 – Henry Kissinger : le diplomate du siècle, Tallandier, 2021 – Histoires diplomatiques : leçons d’hier pour le monde d’aujourd’hui, Grasset, 2022 – Nous étions seuls : une histoire diplomatique de la France 1919-1939, Tallandier, 2023) il tient une chronique hebdomadaire dans Le Point depuis 2019.