A CHRONIQUE DE GÉRARD ARAUD. Nos concitoyens juifs sentent au plus profond d’eux-mêmes que l’acharnement disproportionné de certains contre Israël va au-delà de la critique de sa politique.
Bien que les intérêts de la France ne soient pas engagés par la tragédie de Gaza, celle-ci soulève à ce point les passions dans notre pays qu’il est devenu difficile d’en parler sereinement. Bien plus, elle sert désormais d’argument dans les débats de politique intérieure pour définir deux camps entre lesquels nous sommes sommés de choisir.
À gauche, La France insoumise (LFI) a pratiquement mené sa campagne pour l’élection du Parlement européen sur ce thème alors que celui-ci n’a quasiment aucune compétence en la matière. Depuis lors, aussi bien son dirigeant, Jean-Luc Mélenchon, que ses députés ne ratent aucune occasion pour critiquer Israël dans les termes les plus virulents en appelant la France à sanctionner ce pays.
Autant ils restent silencieux sur la Syrie, le Yémen, le Congo, autant ils se déchaînent de manière outrancière et obsessionnelle pour faire d’Israël le bouc émissaire de la tragédie : non, le massacre commis le 7 octobre par le Hamas n’était pas un acte terroriste ; non, aujourd’hui, le Hezbollah n’est pas non plus une organisation terroriste et est même élevé par Jean-Luc Mélenchon au rang de « résistance nationale ».
Effacer le caractère unique de la Shoah
Que celui-ci ait été responsable de la mort de centaines de civils à travers le monde, qu’il soit détesté et craint par une majorité de Libanais, qu’il ait organisé l’attentat qui a coûté la vie de 58 de nos soldats en 1983 disparaissent derrière la détestation d’Israël.
Pas un mot naturellement d’appréciation pour les centaines de milliers d’Israéliens qui manifestent chaque semaine contre leur gouvernement pour demander un cessez-le-feu immédiat. Pas un mot pour appeler le Hamas à libérer les otages qu’il détient depuis presqu’un an ou le Hezbollah à cesser ses tirs indiscriminés contre les populations civiles du nord d’Israël.
Dans ce contexte, on hésite à dire tout le mal qu’on pense de la politique de Benyamin Netanyahou – et Dieu sait si j’en pense – de peur d’être confondu avec une rage dont il est impossible de ne pas se demander la raison. Parler de génocide en ce qui concerne une opération militaire dont nul ne conteste, par ailleurs, l’extrême brutalité ou traiter l’État juif de nazi, n’est-ce pas essayer d’effacer le caractère unique de la Shoah en prouvant que les Juifs peuvent se comporter comme leurs bourreaux ?
Antisionisme et antisémitisme
On comprend que nos concitoyens juifs, qui, par ailleurs, constatent dans leur vie quotidienne la multiplication des propos et des actes antisémites, se sentent, pour la plupart, acculés à défendre un État dont ils peuvent désapprouver la politique actuelle. Ils ont hérité de l’infinie tragédie dont leurs parents ont été victimes, dans l’impuissance de l’Europe, souvent dans son indifférence et parfois avec sa complicité, la conviction que l’existence d’un État juif est leur garantie ultime.
Ils sentent au plus profond d’eux-mêmes que l’acharnement disproportionné de certains contre Israël va au-delà de la critique de sa politique. Comment ne penseraient-ils pas que l’adjectif d’antisioniste remet en cause l’existence même d’Israël ? Comment ne concluraient-ils pas que de l’antisionisme à l’antisémitisme, le glissement est aisé et déjà emprunté par beaucoup ?
Et nous qui essayons d’analyser ce conflit avec impartialité, nous voilà pris entre la passion anti-israélienne des uns et l’angoisse obsidionale des autres. Les premiers n’écoutent aucune explication d’une politique israélienne qui serait intégralement mauvaise dans ses motivations comme dans son exécution et les seconds se crispent dès qu’on met en cause celle-ci. On en vient à se taire pour n’avoir pas à ferrailler contre les deux camps dans un équilibre impossible à tenir face aux excès des ennemis d’Israël et aux émotions de ses partisans.
Devoir de retenue
Arrêtons donc de répéter qu’il ne faut pas importer le conflit du Moyen-Orient dans les rues du pays qui compte les premières communautés juive et musulmane en Europe : c’est chose faite. Indifférent au devoir de retenue qu’appelle une telle situation, niant même une résurgence de l’antisémitisme pourtant patente, LFI, sans doute par calcul électoral, a jeté par-dessus bord toute nuance et s’identifie désormais de manière inconditionnelle à un camp dont la cause est délibérément introduite dans le débat politique intérieur où elle n’a rien à faire.
On manifeste à son appel contre Israël, symbole de tout mal ; on y exhibe sans honte les drapeaux de mouvements terroristes qu’on lui préfère. Pour compliquer le tout, l’extrême droite, tout à son hostilité envers l’immigration musulmane, a relevé le gant pour devenir l’ardent défenseur de l’État juif, ironie de l’histoire dont on ne peut même pas sourire.
Pris entre le marteau et l’enclume, le gouvernement de la République est condamné à la prudence la plus extrême au moment où un parti jette de l’huile sur un feu qui pourrait, à tout moment, tourner à la tragédie dans nos rues. Ne sommes-nous pas un pays où des concitoyens sont morts au cours des dernières années parce que juifs ?
La politique étrangère française au Moyen-Orient en est inévitablement entravée et condamnée à une voie moyenne qui ne satisfait personne, ce qui est paradoxalement le « meilleur » résultat qu’elle puisse espérer. Sinon, elle deviendrait partie des tensions communautaires qui nous déchirent et que certains entretiennent.