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Même sans Trump, les États-Unis auraient tourné le dos à l’Europe

CHRONIQUE. Le repli des États-Unis, conforme à une longue tradition, n’est pas un coup de tête de Donald Trump.

L’administration Trump n’y met pas les formes : les États-Unis s’en vont et laissent l’Europe à elle-même. N’en viennent-ils pas à voter aux Nations unies, aux côtés de la Russie et de la Corée du Nord, contre les Européens pour refuser de dénoncer l’agression de la première en Ukraine ? Cela étant, au risque de choquer certains lecteurs, je me demande si la politique de Kamala Harris aurait été radicalement différente si elle avait été élue.

Passer quelques années aux États-Unis, c’est en effet ressentir presque physiquement à quel point le pays s’éloigne de l’Europe. Les élites n’y voient plus notre continent comme un partenaire naturel mais comme un ami vieilli et un peu hors jeu, en voie de marginalisation dans les grandes affaires du monde.

La menace n’est plus là : la Russie est un problème secondaire en comparaison avec la nouvelle superpuissance chinoise, « une station-service avec des armes nucléaires », disait Obama ; les potentialités de croissance, non plus, quelles qu’en soient les raisons, excès de réglementation, démographie ou autre.

Si Kamala Harris avait été élue
Lorsque Poutine a envahi l’Ukraine, il a rattrapé par les basques des Américains qui se retiraient des affaires européennes sur la pointe des pieds. Je me rappelle la conseillère nationale de sécurité d’Obama me répondant, alors que j’évoquais le Brexit : « Le président n’est pas intéressé. » Cela étant, la géopolitique commande que les États-Unis n’acceptent pas qu’une puissance hostile contrôle la péninsule eurasienne.

La faiblesse des Européens obligeait Joe Biden à venir au secours de l’Ukraine, mais il ne l’a fait qu’avec prudence sur le choix et l’utilisation des armes transférées et sur les termes d’une éventuelle paix. De tous mes contacts à Washington au cours de l’été 2024, j’étais sorti convaincu que, si elle était élue, Kamala Harris chercherait à ouvrir une négociation avec Poutine pour mettre un terme à la guerre. Je connais trop l’histoire des États-Unis pour croire un instant que les démocrates auraient consulté les Européens et se seraient privés de tordre le bras du président Zelensky si nécessaire.

Cela étant, ils seraient restés polis… Ils auraient doucement fermé la porte en nous disant « au revoir », alors que Trump nous la claque sur les doigts. Ça fait mal. Les manières ont de l’importance, mais le résultat aurait été plus ou moins le même, un retrait progressif des États-Unis de notre continent. D’ailleurs, ils n’auraient fait que revenir à une tendance longue de leur politique étrangère, que les circonstances les avaient conduits à abandonner en 1945.

La doctrine de Washington
Dès 1797, dans son discours de fin de présidence, George Washington appelait ses compatriotes à ne pas se mêler des affaires européennes. Conjugué à la doctrine Monroe qui, en 1823, faisait du continent américain une chasse gardée de la jeune république, ce fut le fondement d’un siècle et demi de politique étrangère américaine. Ce n’est pas un détail que Wilson ait refusé, en 1917, que son pays soit considéré non comme « allié » mais comme « associé » de l’Entente.

C’en est encore moins un que le Congrès ne ratifie pas le traité de Versailles, retire hâtivement les troupes américaines d’Europe et laisse seules la France et la Grande-Bretagne face à Hitler. On oublie souvent que les États-Unis sont entrés dans la Seconde Guerre mondiale non de leur propre décision, mais parce que le Japon les avait attaqués et que l’Allemagne leur avait déclaré la guerre en décembre 1941, 27 mois après les démocraties européennes.

À l’abri dans la forteresse inexpugnable que leur procurait leur situation géographique, ils ont connu un confort dont ne bénéficiait aucune autre puissance : pouvoir se tenir à l’écart des conflits et n’y intervenir que lorsque leurs intérêts les y conduisaient. Nul besoin d’alliance, nul besoin d’engagement contraignant, la Jérusalem terrestre pouvait rester à l’écart des folies du monde. C’est donc en vain qu’en juin 1940 le président du Conseil français, Paul Reynaud, les a appelés à l’aide.

Ce n’est pas une fantaisie de Trump

S’ils sont sortis de cette réserve en 1945, c’est parce que la menace soviétique, face à l’épuisement de la France et de la Grande-Bretagne, les obligeait à prendre en charge la sécurité de notre continent. Par ailleurs, le communisme réveillait leur manichéisme. On aurait donc pu penser qu’ils rentreraient chez eux en 1990, après l’effondrement du bloc ennemi. Ce ne fut pas le cas, parce que les élites transatlantiques y trouvaient un intérêt : les Européens pour réduire leurs dépenses militaires sans risque et les Américains pour exercer une paternelle hégémonie sur une région riche et stratégique.

Cet intermède, finalement artificiel, s’achève. Le long terme l’emporte : fidèles à l’enseignement de George Washington, les États-Unis se replient sur leur continent, tout en gardant un œil sur la Chine. Ne nous faisons pas d’illusions. Leur retrait d’Europe s’inscrit dans les traditions les plus enracinées de leur politique étrangère. Il n’est pas une fantaisie de Donald Trump et son successeur, quel qu’il soit, ne reviendra pas dessus. Nous sommes seuls, à nous d’en tirer les conséquences.