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Ukraine : « Aux armes, Européens »

5 mars 2022 : chronique de Gérard Araud dans le Point

La guerre « à l’ancienne » que la Russie mène en Ukraine est un réveil douloureux. L’Europe entre dans un nouveau monde de fer.

Oui, l’armée soviétique est intervenue pour défendre les dictatures communistes en Allemagne de l’Est, en Hongrie et en Tchécoslovaquie ; oui, la Yougoslavie s’est disloquée dans la violence d’une sanglante guerre civile ; oui, l’Otan a mis un terme au Kosovo au nettoyage ethnique dont était victime la population par les armes, mais, c’est la première fois, depuis 1945, qu’éclate sur notre continent une guerre « à l’ancienne » entre deux États, dont l’un agresse l’autre.

Un tabou est levé. L’Europe qui a connu tant de conflits armés jusqu’à susciter deux guerres mondiales croyait être sortie de cet engrenage mortifère sur la foi des soixante-quinze dernières années. C’est en particulier vrai en Europe occidentale qui a été épargnée de l’oppression communiste et qui a donc connu la plus longue période de paix de son histoire, une paix de surcroît dans la liberté et la prospérité.
Mes parents qui avaient connu l’Occupation et qui avaient été élevés dans le souvenir du carnage de la Grande Guerre n’en revenaient pas. Ma génération a même réussi à échapper aux guerres coloniales. Eh bien, c’est fini. Des civils s’abritent dans les stations de métro ; d’autres prennent la fuite avec de pauvres valises ; les écrans sont pleins d’images de chars, d’explosions et de missiles à nos portes. La tendance naturelle de l’être humain lorsqu’il est confronté à l’impensable est soit de le nier soit de le relativiser. Comme il est difficile d’ignorer les bombes qui tombent sur Kiev, c’est la seconde voie qui est la plus tentante : l’invasion de l’Ukraine serait le fait d’un dirigeant à moitié fou, le résultat d’une provocation de l’Otan ou des États-Unis, la queue de comète de l’effondrement de l’URSS, que sais-je ?
Comment croire qu’on apprivoise ainsi cette guerre alors que des despotes et des prétextes, on en trouve toujours et partout, en particulier en Europe. Demandez à M. Erdogan ce qu’il en pense, lui qui déploie soldats ou mercenaires de l’Azerbaïdjan à la Libye ; lui qui revendique les eaux territoriales de la Grèce et de Chypre. Étudiez tous les conflits en cours ou potentiels sur notre continent et à sa périphérie.

Le monde est retourné à l’état de nature

Jusqu’ici, c’est vrai, une sorte d’interdit implicite semblait avoir écarté les conflits inter-étatiques de nos malheurs. La Russie vient de les réhabiliter comme un instrument efficace pour atteindre ses objectifs. Ne nous faisons pas d’illusions : quel que soit le courage des Ukrainiens, leur défaite est inéluctable ; quelles que soient les sanctions imposées à l’agresseur, il ne reculera pas ; le dénouement sera probablement la vassalisation de l’Ukraine. La guerre paie.

Message qui sera d’autant plus entendu que nous entrons dans un monde de puissances, grandes et moyennes, qui ne partagent ni valeurs, ni intérêts, ni visions du monde en commun. Au moins, au XIXe siècle, le « concert des puissances » qui se partageait l’Europe était fondé sur le maintien d’un équilibre entre ses différents acteurs. Aujourd’hui, rien de tel. Le monde est retourné à l’état de nature ; les Nations unies sont plus marginales que jamais ; le gendarme américain se retire ; des puissances nouvelles ou de retour s’ébrouent tout à leur volonté de peser de tout leur poids. Voilà que l’une d’entre elles leur rappelle qu’on peut conduire une guerre à peu de prix aux dépens de plus faible que soi. La Russie a été entendue, comme le prouve, en dehors de notre continent, le faible nombre de condamnations de l’agression dont est victime l’Ukraine. Même l’Inde, la plus grande démocratie du monde, paraît-il, se tait. Nous entrons dans un monde de fer.
Aux Européens de le comprendre et d’en tirer toutes les conséquences. Ils ont rêvé d’un monde apaisé sur la base du droit international et de la coopération et ils découvrent qu’ils vivent dans une jungle sans juge ni gendarme ni valeurs communes. Ils viennent de vivre une si longue période de paix qu’ils refusent de toutes leurs forces de renoncer à son confort. Ils espèrent au fond d’eux-mêmes que le cauchemar se dissipera, que Poutine verra la lumière ou, au moins, qu’il restera une aberration. C’est une illusion que nous ne pouvons nous permettre. Qu’on l’appelle « autonomie stratégique » ou pas, comme le président de la République, l’Union européenne doit, en coordination avec une Otan revigorée par l’agression russe, acquérir les moyens d’assurer sa sécurité dans un monde soudain plus dangereux.

Nos alliés doivent consentir enfin les efforts nécessaires pour rendre leurs armées opérationnelles dans un éventuel conflit de haute intensité. Au moment même où l’armée russe entrait en Ukraine, le commandant de la Bundeswehr reconnaissait que l’armée allemande serait incapable de remplir sa mission de combat si c’était nécessaire. Que la quatrième puissance économique du monde en soit là est inacceptable.

Mais, au XXIe siècle, le danger, ce ne sont pas seulement des chars et des avions ; c’est aussi la sécurité de nos infrastructures essentielles dans un monde où tout est interconnecté, la lutte contre la désinformation que permettent les réseaux sociaux où nous devons renoncer à toute naïveté et appeler un chat un chat et RT, une arme russe. L’Europe doit se réarmer. La paix n’est pas une donnée du ciel, elle se mérite. Si vis pacem, para bellum.

LE POINT

Si vous souhaitez organiser une conférence avec Gérard Araud, contactez Jean-Michel Dardour au 06 88 09 09 79.

Observateur privilégié de la marche du Monde, Gérard Araud est un homme de médias

Il est fréquemment interviewé en tant qu’expert des affaires étrangères par CNN, la BBC … En France, il est chroniqueur au Point, rubrique « International ». Il intervient également sur France Inter où tous les jours, il apportait son éclairage sur les élections américaines dans sa chronique « Good morning America ! ». On peut l’entendre régulièrement sur France Culture, France Info, …

En 2019, il publie chez Grasset « Passeport Diplomatique » où il décrit les arcanes de la diplomatie française aux Etats-Unis au ttravers de passionnants portraits d’Obama, de Trump, … qu’il a cotoyés.