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Pourquoi nous devrions nous rapprocher de la Turquie d’Erdogan?

L’environnement international et la menace russe devraient pousser la France et l’Europe à faire preuve de pragmatisme vis-à-vis d’Ankara.

Cette chronique suscitera une levée de boucliers parmi ses lecteurs. Elle prône un rapprochement entre les pays européens et la Turquie ; de quoi soulever l’indignation des amis de la Grèce, de l’Arménie, des Kurdes et d’Israël, sans compter les soutiens de la démocratie et les contempteurs de l’islam politique. Si on y ajoute ceux que rebute le ton impérieux d’Erdogan, on risque, en effet, de jouer à l’avocat du diable si on ose soutenir que l’environnement international doit nous conduire à coopérer avec Ankara.
Rappelons d’abord les fondements des relations internationales dans le monde dominé par les logiques de puissance, qui est désormais le nôtre. Une alliance ou un rapprochement, dans ce contexte, ne consacre pas une « amitié » ou une « affinité » mais la conscience qu’ont les deux parties que, d’une part, leurs intérêts convergent au moins partiellement et que ceux-ci seraient mieux servis par leur coopération.
En 1892, la République anticléricale et la Russie autocratique n’avaient strictement rien en commun si ce n’est une volonté commune d’équilibrer une Allemagne en pleine expansion industrielle et militaire ; en 1904, l’Angleterre se rapproche de son adversaire français avec lequel elle avait récemment frôlé à plusieurs reprises la guerre non par conversion de ses sentiments mais par peur, elle aussi, de notre voisin d’outre-Rhin.


Notre intérêt mutuel
Par ailleurs, un rapprochement n’a besoin d’être ni global ni permanent. Les relations internationales sont diverses et fluides. Elles évoquent plus le mariage de raison que le mariage d’amour, plus la liaison que le mariage. Nos querelles récurrentes avec les États-Unis – parfois violentes – ne nous ont jamais empêchés d’être, par ailleurs, des alliés solides au sein de l’Otan.
Lorsque j’étais représentant permanent de la France au Conseil de sécurité, il était entendu avec mon collègue britannique que nous travaillions en étroite collaboration sauf sur deux dossiers, où nous étions soudain des adversaires : Chypre, où il prenait le parti de la Turquie, et le Sahara occidental, celui de l’Algérie. Nous le faisions sans effort ni amertume parce que nous savions que notre proximité même partielle était de notre intérêt mutuel.
Pourquoi ne pas manifester aujourd’hui le même pragmatisme envers la Turquie ? Oui, des désaccords nous séparent de ce pays mais comment ne pas comprendre que des intérêts communs nous en rapprochent plus que jamais ?
Un stratège nommé Erdogan
Deux éléments de base le justifient. En premier lieu : la Turquie est redevenue une grande puissance démographique, industrielle et militaire. En second lieu : l’histoire et la géographie font de la Russie son adversaire stratégique dans le Caucase, en mer Noire ou au Moyen-Orient. Nous ne sommes plus au temps de la guerre froide, quand la Turquie était l’avant-garde de l’Occident face à l’URSS, mais elle est toujours soumise à la pression de sa voisine septentrionale. Dans ce contexte, depuis le début de la guerre en Ukraine, elle a remarquablement manœuvré dans la mesure où, d’une part, son intérêt est le maintien d’une Ukraine indépendante entre elle et la Russie et où, d’autre part, elle se trouvait dans une position délicate du fait de la présence de forces russes en Syrie et en Arménie.

Le fait est qu’Erdogan a su conserver de bonnes relations avec les deux belligérants tout en armant l’Ukraine ; bien plus, il a su profiter des circonstances pour laisser à d’autres, en l’occurrence à l’Azerbaïdjan et à la résistance syrienne, le soin d’obtenir le départ des Russes de ses frontières. Par ailleurs, il a su profiter du conflit de Gaza pour contribuer à établir un régime qui lui est proche à Damas. Enfin, voilà l’éternel ennemi, le parti kurde PKK, qui dépose les armes après des décennies de terrorisme. Nulle surprise que, dans ce contexte, ce soit en Turquie que la Russie propose à l’Ukraine de négocier, dans un pays qui a su s’imposer comme un pivot des équilibres régionaux.
Au moment où les États-Unis quittent l’Europe et renoncent à leur rôle de gendarme du monde, la Turquie, forte de sa puissance recouvrée, ne peut manquer de s’interroger sur son rôle dans les affaires internationales. Ne serait-ce que pour cette raison, il est une nécessité d’engager un dialogue avec elle afin de rapprocher nos positions, en premier lieu face à la Russie. Le ciment en serait l’éternel « ennemi de mon ennemi est mon ami ». La Turquie partage inévitablement nos préoccupations face à l’agressivité de Poutine et n’a aucun intérêt à y faire face seule.
Par ailleurs, étant donné les limites des moyens militaires européens, au moins pour un certain temps, nous ne pouvons négliger cette grande puissance à notre porte. Ce ne sera pas facile non seulement à cause des réticences de nos opinions publiques mais aussi parce que la Turquie n’est pas un partenaire aisé, qu’elle entretient des relations tendues avec la Grèce et Chypre, nos partenaires de l’UE, et qu’elle posera inévitablement la question de son association à tout projet de défense européenne. De l’imagination, de la flexibilité et du pragmatisme seront indispensables des deux côtés. En gros, de la bonne « diplomatie

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