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Sécession : l’Amérique face à ses passions

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Terre d’immigration et d’opportunités, les États-Unis sont aussi un pays déchiré par ses antagonismes et miné par la radicalité du débat politique, à l’image du duel Trump-Harris.

Désunis, les États dits pourtant «  Unis  », par leur nature même, risquent à tout moment de l’être. Sans fondement historique, religieux ou ethnique, à part les malheureux Indiens, ils ne sont que le fruit de la rencontre fortuite d’esclaves et surtout d’immigrants de toutes origines que la pauvreté ou la persécution ont jeté sur leurs rives. Vague après vague, ceux-ci ont déferlé dans un pays où ils espéraient trouver liberté et prospérité et où ils ont d’abord souvent subi préjugés, méfiance et parfois violence.

Certes, les États-Unis ont été le «  creuset  » où les nouveaux arrivants se sont progressivement intégrés, mais ce fut non sans mal, non sans discrimination. Toute leur histoire est parsemée de bagarres, d’émeutes et de mépris à l’égard des Irlandais, des Italiens, des Juifs et des autres, les uns étant trop catholiques dans un pays protestant et les autres confrontés, là comme ailleurs, à l’antisémitisme le plus traditionnel.

Un ami me racontait que, dans les années 1960, dans un État du Sud, sa grand-mère le fit descendre de leur train de peur qu’une religieuse catholique qui venait d’y monter n’enlève l’enfant… C’est dans ce terreau que s’est enracinée la ségrégation raciale qui, jusque dans les années 1960, multipliait les interdictions légales à l’encontre des Noirs et reste ancrée dans les mœurs, en particulier dans le Sud, où l’habitat mais aussi la vie sociale les reflètent toujours. Invité à m’exprimer devant le Rotary Club d’une ville de Caroline du Sud dont la population est majoritairement noire, j’ai constaté que, dans l’assistance de plusieurs centaines de personnes, seuls les serveurs n’étaient pas blancs. La piscine publique y avait été définitivement fermée le jour où l’État fédéral avait prétendu l’ouvrir à tous…

Alors, comment cette mosaïque de populations extrêmement diverses a-t-elle prospéré jusqu’à devenir la première puissance au monde  ?

D’abord, paradoxalement aux yeux d’un Français, en laissant subsister des communautés en son sein. Le Salvadorien qui arrive aux États-Unis s’installera probablement dans un quartier où vivent des amis ou des cousins et où tout, boutiques, église, langue, cuisine, rappelle son pays. Il survivra grâce aux réseaux qu’animent ses compatriotes même s’il se contente de baragouiner l’anglais. Ses enfants iront à l’école publique et seront bilingues ; ses petits-enfants de parfaits Américains qui célébreront à l’occasion leur héritage. Les communautés qui suscitent l’horreur des Français sont d’efficaces sas d’intégration.

Ensuite, la force des États-Unis, c’est leur capacité à convaincre les immigrants les plus pauvres qu’en travaillant dur ils parviendront à se construire une vie libre et prospère. L’immigrant qui a tout quitté sans espoir de retour, en ne laissant derrière lui que misère et guerre, ne demande rien d’autre. Il n’attend rien d’un État dont les services sociaux sont d’ailleurs limités. Il ne compte que sur ses propres forces quitte à avoir deux voire trois emplois, quitte à ne jamais prendre de retraite. Rien n’est fait pour le décourager dans un pays où le travail est la valeur suprême partagée par tous et où il est aisément disponible.

« Fier d’être américain  »
Enfin, les Américains, par la force des choses, ont appris à mieux gérer la diversité que nous. Privés d’un modèle de référence enraciné dans une culture et une histoire immémoriales comme les nôtres, ils sont confrontés en permanence, sur leur lieu de travail voire au sein même de leur famille, à des religions différentes, à des cuisines exotiques, à des traditions inconnues. Il ne leur reste qu’à les rejeter ou à s’en accommoder, et la plupart s’en tiennent généralement à la seconde solution, si ce n’est par conviction au moins par bon sens.

Tout n’est pas facile. Le racisme est une réalité ; les préjugés restent à fleur de peau, mais le ciment ultime reste un patriotisme fervent dont témoigne l’ubiquité du drapeau, des lieux de travail aux églises ou aux maisons. On est unanimement fier des États-Unis et convaincu de vivre dans la Jérusalem terrestre. Je me rappelle une émission de la radio publique NPR où, après avoir longuement détaillé une vie marquée par la discrimination la plus brutale, un Noir concluait ses propos par «  I am proud of being American  » («  Je suis fier d’être américain  »)…

Les perdants de la globalisation
Cela étant, parfois, les fractures sous-jacentes réapparaissent. Le «  creuset  » paraît ne plus fonctionner, que les nouveaux arrivants soient trop nombreux ou perçus comme trop différents ou que le creuset lui-même s’enraye pour des raisons économiques ou politiques. On ferme alors les frontières ; on se méfie de l’autre. Ce fut le cas entre les deux guerres mondiales. L’immigration était strictement limitée comme l’ont constaté les malheureux Juifs qui fuyaient l’Europe. Le Ku Klux Klan prospérait. La ségrégation raciale s’étendait bien au-delà du Sud confédéré.

Or, comme en 1920, le pays dans sa majorité considère aujourd’hui qu’il accueille trop d’immigrants et appelle à la construction d’un mur à la frontière avec le Mexique. Comme souvent, le débat passionné sur l’immigration n’est que la partie émergée de l’iceberg d’une crise plus profonde dont on perçoit l’écho dans la plupart des autres démocraties occidentales.

La politique néolibérale suivie depuis Reagan, aggravée par la crise de 2008-2009, plus brutale aux États-Unis qu’en Europe, a ébranlé la classe moyenne inférieure et la classe ouvrière. L’ubérisation a dévalorisé certains emplois qu’elles occupaient ; la désindustrialisation en a détruit d’autres. En 2016, Trump a, en partie, dû sa victoire à la révolte de tous ceux qui avaient le sentiment d’être laissés au bord du chemin de la reprise. Or, aujourd’hui encore, la majorité des Américains critiquent la politique économique de Biden, alors que croissance et chômage affichent des chiffres au beau fixe.
Il est certain que l’inflation, plus forte aux États-Unis qu’en France, et l’augmentation brutale des mensualités des prêts immobiliers, souvent à taux variable, ont durement frappé ouvriers et employés. Les chiffres prouvent d’ailleurs qu’un nombre substantiel d’Américains ont vu leur niveau de vie stagner depuis trente ans. Malgré les efforts de Biden, deux Amériques se font donc toujours face et l’une est prête à renverser une table à laquelle elle estime que l’autre ne lui donne plus accès. Le trumpisme, c’est d’abord la revanche des perdants de la globalisation et de la transition technologique, non des plus défavorisés, qui votent démocrate, mais de ceux, un peu plus aisés qu’eux, qui n’ont pas accès aux systèmes sociaux.

Mais le mal n’est pas seulement économique et social. L’Amérique blanche, chrétienne et masculine s’éteint, ne l’accepte pas et se raidit. Depuis une décennie, la majorité des enfants qui naissent aux États-Unis ne sont plus d’origine européenne. Latinos d’Amérique du Sud et Asiatiques sont de plus en plus nombreux. L’espagnol est omniprésent. Le pays change de culture. Il l’a toujours fait par sa nature même de terre d’accueil et il trouvera une fois de plus un nouvel équilibre entre toutes ses composantes mais, comme à chaque transition, il y a des cahots. L’ancien monde résiste.

Par ailleurs, dans un pays profondément religieux, l’appartenance confessionnelle perd une partie de sa capacité d’intégration dans la nation et dans la société. En effet, les Églises traditionnelles, catholiques ou protestantes qui s’y appliquaient reculent au profit de cultes plus ou moins spontanés qui ne s’affilient à aucune confession et recrutent grâce à leur simplisme et à leur goût du spectacle, où le sentiment l’emporte sur la raison. On y appelle à aimer ou à détester dans un monde en noir ou blanc, où celui qui croit différemment devient l’incarnation du Mal.

La cible de ce malaise social et identitaire est trouvée : ce sont les élites, qui ne comprennent pas des angoisses qu’elles ne partagent pas, qui méprisent le langage qui les exprime et qui pensent qu’on peut y répondre par la raison ; une raison qu’on n’écoute plus tant les passions fournissent des explications et des solutions plus claires que la complexité du réel qu’on leur oppose. Plus les élites critiquent Trump, plus elles confirment aux yeux de ses partisans qu’elles le détestent parce qu’il parle et pense comme eux ; parce qu’il est leur homme. Il devient ainsi le symbole de leur révolte.

La gauche, il est vrai, timide selon des critères européens, aurait pu prétendre solder l’ère néolibérale en proposant des réformes sociales. Obama l’a tenté pour la santé, mais si la droite a dérivé vers l’extrême, la gauche l’imite aussi, sur des thèmes plus identitaires qu’économiques et sociaux. Au moment où les inégalités n’ont jamais été aussi grandes depuis le début du siècle dernier, au moment où l’espérance de vie des hommes blancs diminue, ce sont les thèmes du «  wokisme  » qui dominent le discours de la gauche.

La cible de ce malaise social et identitaire est trouvée : ce sont les élites, qui ne comprennent pas des angoisses qu’elles ne partagent pas, qui méprisent le langage qui les exprime et qui pensent qu’on peut y répondre par la raison ; une raison qu’on n’écoute plus tant les passions fournissent des explications et des solutions plus claires que la complexité du réel qu’on leur oppose. Plus les élites critiquent Trump, plus elles confirment aux yeux de ses partisans qu’elles le détestent parce qu’il parle et pense comme eux ; parce qu’il est leur homme. Il devient ainsi le symbole de leur révolte.