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Les démocraties européennes sont-elles condamnées ?

CHRONIQUE. Face à la poussée des extrêmes, Gérard Araud appelle les partis à inventer l’avenir plutôt que de recycler le passé. L’ancien ambassadeur livre son analyse pour « Le Point ».

Quand on considère la situation politique intérieure des pays européens, il est difficile de ne pas citer La Fontaine, qui, dans « Les animaux malades de la peste », annonce : « ils n’en mouraient pas tous mais tous étaient frappés. » En effet, des sondages récents indiquent qu’aujourd’hui, en France, Allemagne et Grande-Bretagne l’extrême droite vient en tête des intentions de vote.

Il n’y a aucune raison que la situation soit meilleure dans le reste de notre continent, où celle-ci participe déjà à certains gouvernements, voire les dirige. On s’y est peut-être accoutumé, mais que l’opinion publique de démocraties stables et prospères se tourne vers des formations extrémistes sans la moindre expérience gouvernementale reste une véritable révolution dont nul ne peut prévoir les conséquences, mais elles seront de grande ampleur. La crise politique dans laquelle s’enfonce la France risque de nous en donner une idée.

Certes, chaque pays teinte la crise qui le frappe de circonstances nationales, mais l’essentiel se retrouve dans chacun d’entre eux, la révolte d’une partie substantielle des citoyens contre un système dont ils considèrent qu’il ne sert plus leurs intérêts. Ils sont prêts à renverser une table à laquelle ils jugent qu’ils n’ont plus accès. Pour représenter leur colère, ils se tournent donc vers des partis jusqu’ici tenus à l’écart de la scène politique et, à ce titre, innocents des malheurs du moment, dont ils pensent qu’ils ne peuvent faire pire que les gouvernants d’aujourd’hui. Leur révolte est double, économique et identitaire.

Classes ouvrière et moyenne inférieure subissent les effets de la globalisation, qui détruit leurs emplois, et de l’ubérisation, qui les dévalorise. La mondialisation conduit à une société duale entre ceux qui s’y sentent à l’aise et les autres, qui y voient une menace, entre ceux qui croient à l’ascenseur social et ceux qui pensent qu’il ne fonctionne plus. Les statistiques macro-économiques restent globalement positives mais si les gagnants l’emportent encore sur les perdants, ceux-ci, sans espoir de rejoindre ceux-là, ont conclu qu’il fallait tout changer. Leur malaise économique rejoint une protestation contre des changements démographiques et sociétaux qui se sont accélérés ces dernières années. Non seulement ils se sentent déclassés et méprisés par les élites, non seulement ils ne reconnaissent plus la société autour d’eux mais ils ne se sentent plus chez eux. Ils demandent donc des protections, des frontières contre les importations ou l’immigration et la fin d’une ingénierie sociale dont ils ne veulent pas. Ce n’est pas une révolution, mais, au contraire, une révolte conservatrice, voire la menace d’une contre-révolution.

L‘ère néolibérale s’efface
Jusqu’ici, les partis traditionnels ont été incapables d’y répondre efficacement, souvent parce qu’en refusant la légitimité même de la protestation identitaire, où ils ne voient que masculinisme, homophobie et racisme – qui y affleurent effectivement, ils s’interdisent de la prendre en compte. Sur le front économique, la majorité ne voit aucune raison de renoncer à une politique qui lui a profité. L’administration Biden avait essayé de tenir compte de cette révolte en lançant un programme de grands travaux qui créaient ainsi des emplois peu qualifiés, en continuant la politique protectionniste de Trump et en allégeant la dette des étudiants. La réélection de son adversaire prouve qu’elle a échoué. Les pays européens n’ont pas fait mieux, comme le montrent les sondages et le résultat des élections récentes. Partout, l’extrême droite progresse, voire l’emporte.

La politique, c’est l’application pragmatique de principes dans un monde en changement permanent, aujourd’hui plus que jamais. L’ère néolibérale s’efface parce qu’elle était inséparable d’un ordre occidental qui n’est plus. Les peuples n’en veulent plus ; les autres n’en respectent plus les règles ; le parrain américain lui-même y renonce. Aux partis libéraux de gauche ou de droite d’en tirer les conséquences en y adaptant leur logiciel. Il leur faut penser le monde de demain et non espérer le retour de celui d’hier. Traiter 35/40 % des électeurs de fascistes égarés ne mène nulle part en démocratie. Il faut analyser leurs angoisses et y répondre d’une manière qui soit à la fois efficace et fidèle aux valeurs que portent ces partis.

Ce ne serait pas la première fois : après la Seconde Guerre mondiale, social-démocratie et libéralisme modéré par l’État providence puis thatchérisme et blairisme ont marqué les infléchissements qu’imposaient les circonstances. Puisque celles-ci changent de nouveau, pourquoi ne pas renouveler l’expérience ? Pourquoi les gauche et droite de gouvernement ne réussiraient-elles pas une mue que demandent les électeurs ?

Encore faudrait-il qu’elles prennent du champ, consultent sociologues et économistes, regardent ailleurs, ne se contentent pas d’imiter honteusement les extrêmes, ne se laissent pas enfermer par les orthodoxies mais conduire par la réalité et ne craignent pas d’innover. Avant de gouverner le monde, il faut le penser… Mais qui pense aujourd’hui « en dehors de la boîte », comme disent les Américains, à gauche comme à droite ?