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Le Point: Ces dérives qui nous arrivent des Etats-Uni

La France, ce vieux pays qui se croyait plein de bon sens, n’est à l’abri ni du bruit et de la fureur populistes, ni de l’indignation woke.

Lorsque le 9 novembre 2016, à 1 heure du matin, dans ma résidence d’ambassadeur de France à Washington, je compris que Trump avait remporté l’élection présidentielle, j’envoyai dans l’émotion du moment un tweet qui devait me conférer, bien malgré moi, les quinze minutes de célébrité dont parlait Andy Warhol. Le Paris médiatique l’interpréta comme une critique du vainqueur alors que je voulais dire qu’après le Brexit, quelques mois plus tôt, ce résultat électoral mettait en lumière la crise profonde qui traversait les démocraties occidentales, que nul n’avait alors décelée. J’avais tort dans l’expression mais raison dans l’analyse. Depuis lors, nul ne nie que nos démocraties, avec des intensités et des modalités différentes, font face à la même rébellion d’un nombre substantiel de leurs citoyens contre un système politique et économique qu’ils estiment injuste. Des électeurs de Trump aux Gilets jaunes en passant par les ouvriers britanniques – qui, après avoir voté travailliste pendant des décennies, ont soutenu Boris Johnson -, tous sont disposés à renverser une table à laquelle ils estiment n’avoir plus accès. Tous dénoncent l’appauvrissement dû à la désindustrialisation et expriment leur peur du déclassement social ainsi que leurs angoisses identitaires.
Le génie de Donald Trump, c’est non seulement d’avoir compris cette souffrance que ne révélait aucune statistique macroéconomique, mais d’y avoir répondu avec efficacité. Il l’a fait non en apaisant, non en résolvant les problèmes, mais, au contraire, en soufflant sur les braises de la colère et de la peur ; colère contre les élites et peur de l’immigration. Il a parlé aux tripes de ses fidèles et pas à leur cerveau, et ça a marché ! Sans le Covid, il aurait probablement été réélu en 2020. Ses chances pour 2024 restent entières. Le Parti républicain a rapidement tiré les leçons de son succès et s’est « trumpifié », que ce soit dans les thèmes – protectionnisme, isolationnisme, identité – ou dans les méthodes. Rien aujourd’hui ne rappelle le parti des « gentlemen conservateurs » dans les mini-Trump en quête de controverses artificielles et de coups médiatiques plus ou moins tordus qui ont émergé chez les républicains et sont prêts à succéder à leur patron s’il se retire.

Et la gauche, direz-vous ? Eh bien, la gauche américaine a elle aussi changé son logiciel pour lever l’étendard du « wokisme », c’est-à-dire de la lutte contre les inégalités qui procèdent de la race, du sexe ou de l’orientation sexuelle. Toute nuance, toute blague peut conduire à l’indignité, voire à la perte d’emploi. C’est du pain bénit pour la presse conservatrice, qui rapporte à l’envi les excès auxquels conduit ce combat, du livre brûlé au professeur banni sous les yeux horrifiés d’une classe moyenne blanche qui, tout en reconnaissant qu’il y a des inégalités à combattre, n’est pas prête à se retrouver en position d’accusée.

Mêmes obsessions. Les Français aiment se moquer avec condescendance des emportements américains dont ils se croient à l’abri. Nous sommes un vieux pays, modéré, plein de bon sens, respectant les femmes, tolérant sur les mœurs, répétons-nous avec le sourire. Ni Trump ni « wokisme » ne peuvent s’y implanter.
En sommes-nous sûrs ? Il suffit, en tout cas, de comparer les plateaux de télévision américains et français pour constater le même traitement obsessionnel de certains thèmes, quitte à nier des faits avérés. De contre-exemple, Fox News, la principale chaîne conservatrice, est devenue un modèle qu’on imite tout en s’en défendant. Disparues aussi chez nous les nuances et les questions ; disparue la hiérarchisation des sujets selon leur importance intrinsèque. Restent les informations qui sont supposées faire le buzz. Des débordements à la porte d’un stade sans mort d’homme donnent lieu à une semaine d’émissions. On ne débat plus, on s’invective ; on n’informe plus, on affole à coups d’incidents montés en épingle. En France comme aux États-Unis, on annonce que la catastrophe est proche et que l’adversaire politique érigé en ennemi en est responsable.
Politiquement aussi, même radicalisation qu’outre-Atlantique. On s’y habitue rapidement et on n’y voit plus rien de remarquable, mais nous voilà avec un éventail politique où, autour du centre, les deux aspirants au pouvoir les plus crédibles sont désormais l’extrême gauche et l’extrême droite, au point qu’on a vu sombrer, au premier tour de l’élection présidentielle, les candidates des centres gauche et droit. Les programmes ont suivi : les uns annoncent qu’ils violeront les traités européens et les autres qu’ils expulseront des millions d’immigrés.

Mêmes thématiques aussi aux États-Unis et en Europe. Retour des frontières, protectionnisme, hostilité envers les élites et les experts, complotisme, questions identitaires remportent le même succès ; la vaccination suscite les mêmes fantasmes ; les extrémistes partagent la même passion pour Poutine. La seule différence notable est que les cibles de la colère aux États-Unis, ce sont Washington et Wall Street, et qu’en Europe c’est Bruxelles. Ce sont les symboles d’un néolibéralisme qui agonise partout. En France, il n’y a plus que le centre pour être proeuropéen ; même le PS et les LR sont désormais eurosceptiques.
Débat impossible. Le « wokisme » a fait aussi son apparition chez nous. La gauche, qui refusait il y a un siècle aux paysans de Bretagne l’expression publique de leur foi, se bat aujourd’hui pour que les musulmans du 93 puissent le faire. Voir M. Mélenchon, le bouffeur de curés tel qu’on n’en voit plus, qui refuse d’entrer dans une église même pour des funérailles, soudain plein d’attention pour l’islam prête à interrogation. Quant au maire de Grenoble, qui soutient la possibilité de porter un vêtement dont la seule signification est la soumission de la femme à l’homme, il ne fait rien d’autre que préférer les revendications d’une communauté aux valeurs de la République. Calculs électoraux, direz-vous, mais le mal est plus profond. Je me suis trouvé, par hasard, dans une réunion où j’ai découvert, à ma stupéfaction, que mon affirmation selon laquelle « un banquier noir est plus proche d’un banquier blanc que d’un ouvrier noir » suscitait les protestations de mes jeunes interlocuteurs. Marx, au secours ! avais-je envie de crier. Le débat était impossible. Où je vois classe sociale, niveau de vie et éducation, ils voient couleur de peau. Pour la première fois, je butais dans mon pays contre le « wokisme » comme idéologie qui essentialise la race, le sexe ou l’orientation sexuelle, ni plus ni moins qu’aux États-Unis.

Alors, Français, oubliez votre complexe de supériorité. Certes, les États-Unis et la France sont extrêmement différents, mais, comme d’habitude depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale, ce qui arrive là-bas est déjà parvenu chez nous. La France aussi est radicalisée ; sa droite aussi est autoritaire, protectionniste, nationaliste et identitaire, et sa gauche aussi est tentée par les démons du « wokisme ». Au fait, la publication de l’intégralité de l’œuvre de Voltaire par l’université d’Oxford vient de s’achever. Relisez Candide avant qu’ils ne le brûlent. Après tout, ils s’en sont déjà pris à la statue de son auteur.

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