CHRONIQUE. Nous avons franchi un seuil dans notre engagement mais il est peut-être temps de tirer profit de la stabilisation du front pour explorer des solutions de sortie du conflit.
Depuis le début de l’agression russe, Américains et Européens ont affirmé que leur soutien à l’Ukraine ne contredisait pas leur détermination à rester en dehors du conflit. Ils s’appuient sur le droit international, qui les autorise à contribuer à l’exercice de son droit à la légitime défense d’un autre État pour nier être entraîné dans une quelconque cobelligérance comme les en accusent les Russes et comme s’en inquiètent certains en Occident.
Nulle surprise que la question qui revient souvent dans les débats chez nous ne soit de nouveau posée au moment où des chars de combat devraient renforcer l’armée ukrainienne et alors qu’on parle déjà du transfert éventuel d’avions de combat, voire de missiles à longue portée.
Qu’en est-il ? Remarquons d’abord que, des deux côtés, nous sommes en présence d’une controverse à l’usage de leur opinion publique respective. Il s’agit, à l’Ouest, de ne pas inquiéter les populations, dont une partie verrait avec inquiétude, voire hostilité, la perspective d’une guerre avec la Russie et, à l’Est, d’expliquer les échecs de l’armée russe en Ukraine par le fait qu’elle combattrait l’Otan et pas seulement un voisin qu’on avait l’habitude de prendre de haut.
À Moscou, la télévision se réfère de moins en moins à l’Ukraine comme l’ennemi mais affecte de n’y voir qu’un pion de l’Occident dans la guerre que celui-ci mènerait contre l’existence même de la Russie.
Nous sommes allés trop loin pour reculer
Alors, belligérance ou pas ? Oublions un instant le droit et regardons la réalité. Nous avons infligé des sanctions sans précédent à la Russie, jusqu’à geler les avoirs de sa Banque centrale ; nous livrons des armes en quantité et en qualité toujours croissantes à son ennemi. En réalité, je suis convaincu que nous avons franchi un seuil dans notre engagement, qui nous interdit désormais d’accepter une défaite éventuelle de l’Ukraine. Nous sommes allés trop loin pour reculer ; nous sommes désormais contraints de tout faire pour l’éviter.
Ce serait une telle perte de crédibilité et de prestige que l’Occident, dont le rôle est par ailleurs contesté dans le monde, ne s’en relèverait pas. Le bon sens oblige donc à conclure que, s’il n’y a pas formellement cobelligérance, nous en sommes bien près. En réalité, il ne resterait que l’engagement de nos soldats sur le terrain pour l’officialiser. Même à cet égard, on pourrait aujourd’hui se référer aux forces spéciales et autres conseillers militaires occidentaux qui doivent se trouver non loin du champ de bataille…
Cet entre-deux de moins en moins crédible est de l’intérêt politique des Occidentaux. Pourquoi la Russie s’en tient-elle à des dénonciations médiatiques ? Simplement parce qu’elle ne peut se permettre d’entrer en guerre avec l’Otan. Elle ne réussit déjà pas à vaincre l’Ukraine : comment pourrait-elle, de surcroît, affronter des pays, parmi lesquels les États-Unis, dont les PIB et les budgets de la Défense surpassent infiniment les siens ? Militairement et économiquement, ce serait suicidaire.
Le risque du recours russe à l’arme nucléaire
Alors, livrer des avions, des missiles, comme nous le demande Kiev, dans la conviction que nous jouons sur du velours ? Je crois que la question pourrait être l’occasion d’examiner la manière dont nous envisageons la fin du conflit. Livrer des armements toujours plus sophistiqués, c’est viser à la victoire de l’Ukraine. Or, la plupart des experts militaires – le chef d’état-major américain le premier – jugent improbable que ce pays soit en mesure de recouvrer tous les territoires que la Russie a occupés.
En d’autres termes, la perspective offerte par la politique actuelle, c’est la prolongation indéfinie de la guerre, mais c’est aussi, selon l’évolution du champ de bataille, le risque du recours russe à l’arme nucléaire qu’on ne peut écarter d’un revers de la main. Avant de livrer de nouvelles armes, ne serait-il donc pas temps de tirer profit de la stabilisation actuelle du front pour explorer des solutions pour mettre un terme à la guerre ?
Dans un rapport récent, la Rand Corporation s’y essaie. Nul ne peut la soupçonner de pacifisme puisqu’on l’a parfois accusée d’être la voix du lobby militaro-industriel aux États-Unis. Or, l’institut de recherche californien rappelle des vérités qu’on entend peu sur les plateaux de télévision : il part de la réalité du champ de bataille et de son évolution probable, qui exclut la victoire d’un des deux ennemis.
Il souligne qu’une guerre sans fin ne serait de l’intérêt de personne, en particulier pas de l’Ukraine, toujours plus dévastée, et il conclut qu’il faut donc réfléchir à une démarche politique et militaire pour l’éviter et que celle-ci doit reposer sur un équilibre entre intérêts russes et ukrainiens. En l’occurrence, les propositions qui concluent le rapport peuvent être contestées, mais elles ont le mérite de nous sortir d’une exaltation émotionnelle et irréaliste qui parle de victoire de l’Ukraine sans en estimer la faisabilité, le coût et le calendrier.
Cela étant, encore faut-il que la Russie s’y prête, ce qui, pour l’heure n’est pas gagné. Mais pourquoi ne pas essayer ? Pourquoi ne pas commencer, par exemple, à proposer de ne pas transférer avions et missiles en échange de l’arrêt des destructions d’infrastructures civiles ukrainiennes ? Rappelons nos diplomates : leurs chuchotements sont souvent préférables au son du canon.