LA CHRONIQUE DE GÉRARD ARAUD. Les candidats aux élections font preuve d’une incroyable mauvaise foi en accusant « Bruxelles » de tous les maux.
Comme toute activité humaine, la politique offre l’occasion de faire preuve d’ignorance et de mauvaise foi, mais elle dépasse toutes les limites lorsqu’il s’agit de l’Union européenne. La campagne électorale en cours pour le renouvellement du Parlement européen est, à cet égard, un feu d’artifice. Je ne suis, mes lecteurs le savent, ni un eurobéat ni un eurosceptique, mais je suis avant tout attaché aux faits, ces faits qu’on piétine volontiers en ce moment sur les plateaux de télévision.
Non, la France n’a pas délégué sa souveraineté à « Bruxelles » ni même à la Commission. Les États ont jugé plus efficace de gérer ensemble certains pans déterminés de celle-ci. Cette mutualisation, qui n’est pas un dessaisissement, signifie que ce sont eux qui prennent les décisions dans le cadre du Conseil avec, dans un rôle second, le Parlement. La Commission prépare celles-ci et les met en œuvre mais n’exerce pas d’autre autorité. Ce n’est, par exemple, pas Mme von der Leyen qui transfère de son propre chef des crédits à l’Ukraine. Elle ne le fait qu’avec l’accord des États.
Marché unique
S’en prendre à « Bruxelles » n’a donc, la plupart du temps, aucun sens : il faut éventuellement critiquer le gouvernement français qui a pleinement participé à la prise de décision. Pleinement parce que les États non seulement ont le dernier mot mais ont négocié le texte final entre eux sur la base du projet de la Commission qui est toujours amendé, voire réécrit.
J’ai participé moi-même à ce travail pour la mise en place du marché unique. Je le faisais en suivant des instructions précises élaborées à Paris pour défendre les intérêts de notre industrie. Par ailleurs, l’UE n’est compétente que dans certains domaines qui sont précisés dans le traité qui la fonde. Elle ne peut intervenir en dehors de ceux-ci qu’à la demande des États, comme ils l’ont fait pour la fabrication et la distribution du vaccin anti-Covid pour éviter une surenchère entre eux aux dépens des plus pauvres.
Oui, l’Union européenne correspond à nos intérêts nationaux. Prenez le marché unique, qui en est le cœur : à lire certains, la France ne produirait que du vin et du champagne. C’est une économie moderne, un grand pays exportateur qui profite ainsi d’un accès aisé à un des plus vastes et plus riches marchés au monde. Demandez à nos entreprises ce qu’elles penseraient d’en sortir. Regardez, à cet égard, les effets du Brexit sur l’économie britannique. Or, ce marché ne peut fonctionner que parce que tous les États membres appliquent des réglementations comparables.
Un édifice institutionnel complexe
C’est du donnant donnant. Prétendre, comme un parti en campagne le fait, se donner les moyens juridiques de ne pas appliquer certaines au plan national, c’est évidemment offrir à d’autres la même possibilité : le marché unique se détricoterait rapidement. Cette proposition, en apparence anodine, revient, dans les faits, à une sortie de l’Union.
Tout n’est évidemment pas parfait dans une construction sans précédent qui associe de vieux pays aux histoires et aux géographies souvent très différentes. À force de concilier le chou de la coopération et la chèvre de la souveraineté, l’édifice institutionnel est devenu complexe au point d’en être parfois incompréhensible. Mais les souverainistes devraient s’en réjouir dans la mesure où c’est le résultat de la volonté déterminée des États de conserver la haute main sur une organisation qui n’est aujourd’hui en rien fédérale et dont on voit mal comment elle pourrait le devenir étant donné les résistances qui s’y opposent partout.
Si on s’abstrait enfin des slogans sur « Bruxelles », si on perce l’hypocrisie des États qui font porter par l’UE la responsabilité des réformes auxquelles ils auraient dû de toute façon procéder, si on consent un effort minimal pour comprendre la pesante construction, qu’en déduit-on ?
Que c’est aux États de prendre leurs responsabilités. À Bruxelles d’abord où trop souvent, j’en ai été témoin, les négociations y sont conduites par des techniciens qui cherchent à tout prix le compromis. À cet égard, à Paris, il est aberrant que depuis 2002, notre pays ait eu dix-huit ministres des Affaires européennes ! Ce qui signifie qu’aucun n’a acquis la compétence et l’autorité nécessaires pour devenir, au sein du gouvernement, la tour de contrôle des négociations bruxelloises où manque parfois une vision politique. Négocier, c’est aussi savoir dire « non ».
C’est aux États aussi de maintenir l’équilibre politique entre coopération européenne et politique nationale. L’intensité et la diversité de la première vont bien au-delà du coup par coup et nécessitent un cadre institutionnel qui l’organise. Cependant, pour être acceptée par les sociétés, elle doit également permettre à chaque communauté nationale de faire des choix parfois différents fondés sur sa longue histoire.
Il faut donc sortir de ce débat absurde, parce que théorique, qui oppose la nation à l’Union européenne. L’une et l’autre ne peuvent se développer que de concert en se respectant mutuellement. Et si la bureaucratie bruxelloise ou l’enthousiasme de certains l’oublient, chaque État membre a les moyens de le rappeler. Question de bon sens et de volonté.